Citations sur Collection de sable (13)
Au Japon, ce qui est un produit de l'art ne cache ni ne corrige l'aspect naturel des éléments dont il est formé. Voilà une constante de l'esprit nippon que les jardins aident à comprendre. Dans les édifices et dans les objets traditionnels, les matériaux dont ils sont faits sont toujours reconnaissables ; dans la cuisine également. [...] Dans le jardin, les divers éléments sont rassemblés selon des critères d'harmonie et de sens, comme font les paroles dans une poésie. Avec la différence que ces paroles végétales changent de couleur et de forme au cours de l'année, et encore plus avec les années qui passent : changements calculés en tout ou en partie au moment où fut projetée la poésie-jardin. Puis les plantes meurent et sont remplacés par d'autres semblables, disposées aux mêmes endroits : le jardin, les siècles passant, est continuellement refait, et reste toujours le même.
Parce que voir, cela signifie percevoir des différences, et, dès que les différences s'uniformisent en un quotidien prévisible, le regard court sur une surface lisse et sans prises. Voyager ne sert pas beaucoup à comprendre (cela, je le sais depuis un bout de temps ; je n'ai pas eu besoin d'arriver en Extrême-Orient pour m'en convaincre), mais sert à réactiver pendant un instant l'usage des yeux : la lecture du monde.
Attention : je vois à présent que les spécialistes écrivent "Phéniciens" entre guillemets, ou disent "les peuples qui sous le nom de Phéniciens"... Je ne sais pas ce que ça cache ; et je vous dirai même que je n'ai aucune hâte de le savoir. Une des rares certitudes qui me restaient étaient les Phéniciens. Or, tandis qu'il semble confirmé qu'ils ont inventé l'alphabet, le soupçon point qu'ils n'ont jamais existé. Nous vivons à une époque où ne se sauve plus rien ni personne (p.75).
Il n'y a plus d'Europe qui puisse regarder l'Amérique du haut de son passé, de son savoir et de sa sensibilité : l'Europe porte désormais en elle tant d'Amérique - non moins que ce que l'Amérique porte en elle d'Europe - que l'intérêt à mutuellement se regarder - non moins fort et jamais déçu - ressemble toujours plus à celui qu'on éprouve devant un miroir : un miroir doué du pouvoir de nous révéler quelque chose du passé ou du futur (p.30).
Passe une vieille femme habillée de violet, toute petite, les cheveux coupés ras, certainement une nonne ; elle est recroquevillée, presque pliée en deux. Nombreuses sont au Japon les vieilles voûtées et tordues, comme en vertu d'une parenté avec les arbres nains cultivés en vase selon l'art ancien du bonzaï.
C'est la physionomie culturelle de l'écrivain qui commence à changer, avec l'aspiration qui prend forme dans l'Allemagne romantique d'une "oeuvre d'art totale", un rêve caressé par Novalis (inventeur de la formule) et qui deviendra le programme de Wagner. Hoffmann (traduit en France en 1829) devient tout de suite un modèle pour la nouvelle littérature française, non seulement parce qu'il a créé un nouveau genre, les Contes fantastiques (ce sont les Français, toujours prêts à étiqueter les nouveautés culturelles, qui inventent cette définition qui n'avait pas d'équivalent en allemand), mais aussi parce qu'il est présenté comme quelqu'un qui est en même temps écrivain, dessinateur, musicien : le nouveau modèle de talent polyédrique que le romantisme éveillé.
Le temple de bois touche d'autant mieux à la perfection que l'espace dans lequel il nous accueille est plus dépouillé et sobre ; la matière dans laquelle il est bâti, a facilité avec laquelle on peut le défaire puis le refaire à l'identique suffisent pour démontrer que tous les éléments de l'univers peuvent tomber l'un après l'autre, mais que quelque chose reste malgré tout.
La première question que se pose l'Europe sur les habitants des terres nouvelles est celle-ci : appartiennent-ils vraiment au genre humain ? La tradition classique et médiévale parlait de lointaines contrées peuplées de monstres. Mais ces légendes sont vite démystifiées : les indiens sont non seulement des êtres humains, mais aussi des exemples d'une beauté classique. Le mythe naît d'une vie heureuse, qui ne connaît la propriété ni la fatigue, comme à l'âge d'or ou au Paradis terrestre.
Découvrir le Nouveau Monde était une entreprise fort difficile, comme nous l'avons tous appris. Mais c'était bien plus difficile, une fois le Nouveau Monde découvert, de le voir : comprendre qu'il était nouveau, tout à fait nouveau, différent de tout ce que l'on s' était attendu à trouver comme nouveau. Et la question qu'il devient naturel de se poser, c'est : si un Nouveau Monde était découvert aujourd'hui, saurions-nous le voir ? Saurions-nous écarter de notre esprit toutes les images que nous avons l'habitude d'associer à l'attente d'un monde différent (celles de la science-fiction par exemple) pour saisir la véritable différence qui se présenterait à nos yeux ? (P.18).
La carte géographique, en somme, tout en étant statique, présuppose une idée de narration, elle est conçue en fonction d'un itinéraire, c'est une Odyssée.