Citations sur Sous la colline (8)
- Les gens d'ici sont très attachés au lieu. On dit qu'on n'habite pas Le Corbu, mais qu'il vous habite.
- Vous voulez dire que Le Corbu serait hanté?
- Il s'agit plutôt d'une philosophie. Que tout le monde se responsabilise, comme s'il faisait partie d'un tout. C'est une tradition qui se perd.
Le Gris voulait apprendre à la société à vivre avec moins, avec le nécessaire. Peut-être à saisir l'essence du bonheur, en le domestiquant dans un espace privé. À la fin de sa vie, il habitait seul, dans un cabanon fait sur mesure à Roquebrune, sur un bout de roche. Il était mort en nageant. L'exemple du héros sacrifié, célébré mais incompris. Ses projets utopiques ne sont plus aujourd'hui que des œuvres d'art, vécues de l'intérieur par des peuplades dont il ignorait tout. Sa ville rêvée de Chandargh, bâtie en Inde, est le témoignage d'un monde impossible. Le Gris avait marqué de son empreinte le réel. Mais le réel l'avait fui. Ici, dans cette Unité d'Habitation, subsistait encore l'étincelle. Son étincelle, placée là en attendant qu'il revienne à la vie, à travers ces murs.
La mention du Corbu fait chavirer les cœurs. Toujours, cette romance du créateur suprême, celui par qui tout a été possible. Le Gris. Qui peut aujourd'hui prétendre savoir ce qu'il y avait en lui? Une âme torturée, rationnelle jusqu'à la nausée, qui n'avait jamais exclu l'impossible désir de se tromper. Un homme de contradictions. Un homme qui avait passé sa vie au chevet de son œuvre, persuadé de pouvoir changer le monde en le réduisant, lui imposant une norme idéale qu'il avait déduite de ses études, de son instinct. Un visionnaire borgne -amblyope- qui voulait refaire l'humanité à son image. Le Gris avait entrepris tellement de projets, dessinateur, écrivain de talent, une vie ne lui avait pas suffi. Le Gris était un Fada.
- Il y avait quelqu'un ici. Il est entré, elle ne s'est pas battue. Il l'a pétrifiée. Il a pris quelque chose. Il est reparti.
- Il?
- Ou elle. Et cette personne était accompagnée par un animal. Colline se souvient de l'odeur maintenant. L'odeur qui l'avait frappée en pénétrant dans l'appartement. La même odeur, dans la pièce du sol artificiel, qui l'avait saisie quand elle s'était introduite dans la nécropole avec Toufik.
La couche de paille souillée.
- Je ne prendrais une maison à la campagne pour rien au monde. Ici, je me sens chez moi. Même la curiosité des voisins, elle me va. Je me sens en sécurité. Tout est triste ailleurs. La ville a beaucoup changé autour. Avant, ici, c'était des champs de laitues, c'est pour ça qu'on a construit un village vertical : c'était la ville dans la ville. On était en parfaite autonomie. Quel rêve de plus pour un individu? Je suis sûr que vous ressentez ça.
Venus de la côte ionienne, les Phocéens avaient débarqué derrière le massif de Marseilleveyre sous le commandement de leurs deux chefs, Protis et Samos. Ils avaient rencontré la tribu des Segobriges - tribu dite "celto-ligure" - et Protis avait épousé Gyptis, la fille du roi Nannus. Parce que c'était son droit, Gyptis avait choisi Protis parmi ses nombreux prétendants, et papa Nannus leur avait légué la calanque du Lacydon, l'actuel Vieux-Port. Les Phocéens avaient fondé leur colonie sur la rive nord de la calanque - l'actuel Panier - et vécu en paix, jusqu'à ce que Nannus meure et que ses fils déclarent la guerre aux Grecs pour récupérer la dot.
Au bord du boulevard Michelet, entre un Hyper Casino et Saint Maclou, l'Unité d'Habitation Le Corbusier somnole sous les étoiles. On l'appelle Le Corbu, le Phalanstère, l'Usine de sucre, la Cité radieuse, la Maison du Fada, l'Eléphant.
Dans le parc la nuit s’annonce, vernie d’écarlate. Les arbres penchent, murmurent le vent, ses délices, ses caresses. Sous les semelles, le gravier crisse lentement, une plainte. Entre les ombres qui s’allongent, l’imperceptible énergie de la ville se tasse, comme attirée par la masse de béton dispersée. Une odeur de carburant, mêlée de thym et de baume du tigre, imprègne les sentiers ; les fleurs, la pelouse éméchée. Deux pépés entament une partie de pétanque sur le gravier. Tout bruisse. Le parc est une jungle en marge de la cité, peuplée d’animaux inconnus.