L'essence de l'oeuvre d'un des plus grands penseurs du XXe siècle se retrouve condensée dans ces récits courts, entre fiction et réflexions personnelles dont le caractère autobiographique sous-jacent paraît néanmoins hésiter à émerger et à s'assumer franchement en tant que tel: tout premiers «
essais maladroits», dirait Camus, d'un jeune homme qui, à 22 ans, ne sait pas grand-chose sur la vie et le dit «avec gaucherie».
L'auteur, tout en reconnaissant l'importance fondamentale de ces premiers "
essais", écrits entre 1935 et 1936, pour le développement de sa pensée et de son oeuvre philosophique postérieure, les avait tout de même toujours considérés comme étant inaboutis, affichant peu de «valeur littéraire». Présentés tel quel, sans détours (et sans aucune fausse modestie non plus), dans la préface à la réimpression tardive de
L'ENVERS ET L'ENDROIT, enfin consentie par Camus en 1958, on pourrait légitimement en ouvrant le recueil, s'attendre de se retrouver face à une oeuvre dont l'intérêt serait avant tout biographique et ontogénique.
Il ne s'agit pourtant pas, en tout cas de mon point de vue, d'une ouvrage mineur par rapport aux textes littéraires consacrés de l'écrivain.
L'ENVERS ET L'ENDROIT me semble loin de correspondre à l'idée exprimée par ce dernier «d'
essais maladroits» de jeunesse. Et puis, Camus ne rajoute-t-il pas en même temps, dans sa préface, ce qui suit : «Dans le secret de mon coeur, je ne me sens d'humilité que devant les vies les plus pauvres ou les grandes aventures de l'esprit. Entre les deux se trouve aujourd'hui une société qui fait rire». Ainsi, l'envers de son sentiment d'indifférence éprouvé systématiquement face à l'admiration de la critique pour son oeuvre de la maturité, nous confie-t-il en 1958, son «mauvais orgueil» peu sympathique devant les concessions requises pour «séduire l'adversaire» (on pensera ici surtout à sa célèbre rivalité avec
Sartre), son «ingratitude» souvent pointée vis-à-vis des compliments et des prix reçus (« ce n'est pas cela..»), se seraient enfin trouvées pleinement expliquées et justifiées «en relisant
L'ENVERS ET L'ENDROIT après tant d'années ». « C'est cela..!», s'était-il entendu dire, ces quelques images simples, «une vieille femme, une mère silencieuse, la pauvreté, la lumière sur les oliviers d'Italie, l'amour solitaire et peuplé, tout ce qui témoigne, à mes propres yeux, de la vérité». L'envers d'une grande oeuvre, donc, dissimulé ici dans ces «deux ou trois images simples sur lesquelles le coeur une première fois s'est ouvert».
Quelle surprise ne nous réserve cependant, à nous autres lecteurs, la découverte de la beauté littéraire, naturelle et sans fard, de ces courts textes, sans doute d'une grande simplicité formelle mais en même temps d'une densité absolument renversante, surtout si l'on songe un instant à l'âge de l'auteur au moment de leur rédaction ! Présentant certes par moments ce caractère «brut» particulier aux
oeuvres de jeunesse, la qualité exquise de la plume de Camus transcende ici, complètement, tout aspect soi-disant inabouti ou imputable simplement à l'inexpérience littéraire de l'écrivain. L'acuité sobre, dépouillée de tout artifice, propre au style qui ferait sa renommée ultérieure y est déjà, me semble-t-il, tout à fait prégnante. Touchante de sincérité et d'humanisme, économe en matière d'effets superflus de langage, parcourue de superbes tournures plus succinctes et elliptiques que nulle part ailleurs chez l'auteur, la prose du jeune Camus regorge de subtilités, de sens et de vérités à méditer sur la condition humaine. Quelles prodigieuses intuitions ne recèlent ses raisonnements souvent en apparence paradoxaux et inusités ! Quelle profondeur de pensée dans ces propos à l'air pourtant si spontanés, en ces phrases agencées avec toute la fraîcheur syntaxique de son âge, leur conférant involontairement un relief absolument remarquable.
Tels, par exemple, les propos de cet homme revenu dans son pays revoir sa mère, dans une maison de son vieux quartier d'enfance, et qui se souvient :
« Lentes, paisibles et graves, ces heures reviennent, aussi fortes, aussi émouvantes – parce que c'est le soir, que l'heure est triste et qu'il y a une sorte de désir vague dans le ciel sans lumière. Chaque geste retrouvé me révèle à moi-même. On m'a dit un jour : «C'est difficile de vivre». Une autre fois, quelqu'un a murmuré : «La pire erreur, c'est encore de faire souffrir». Quand tout est fini, la soif de vivre est éteinte. Est-ce là ce qu'on appelle le bonheur ? En longeant ces souvenirs, nous revêtons tout du même vêtement discret et la mort nous apparaît comme une toile de fond aux tons vieillis. Nous revenons sur nous-mêmes. Nous sentons notre détresse et nous en aimons mieux. Oui, c'est peut-être cela le bonheur, le sentiment apitoyé de notre malheur.»
Entre « simplicité» dépouillée et « grande aventure de l'esprit » précisément, pour reprendre
les mots dont se servait Camus pour parler des seules choses qui, d'après lui, seraient dignes d'admiration chez un écrivain : voilà qui pourrait à mon avis bien résumer et situer ces magnifiques textes de jeunesse de l'auteur. L'éclat de sa pensée originale y est omniprésent, on assiste pour ainsi dire à sa naissance, et l'on ne peut que s'attendrir face à la nudité naturelle et à l'innocence de ses premières abstractions. Faites à la fois d'ombre et désespérance, une lumière éclatante, méditerranéenne en rejaillit pourtant à tout moment, insistante, suffisante en soi à justifier le bonheur d'être vivant: le revers de la médaille, dit-on. L'endroit du désespoir de vivre, retourné ici en amour de vivre. L'intervalle entre le non et le oui, entre le dégout et l'espérance, entre l'ironie et le don de soi, momentanément effacés, suspendus pour nous au-dessus de cet océan d'angoisse face à l'inhumain qui menace de nous engloutir dès qu'on ouvre les yeux. Un retour possible à un souci de simplicité, à cette «grâce sans prix» qui n'est jamais aussi manifeste que dans la pauvreté où, inexplicablement, elle se révèle si volontiers, ce qui semble littéralement fasciner le jeune Camus. La lumière de la pensée se détachant du nuage noir qui persiste à voiler notre regard, révélant soudain à nos yeux l'envers des choses, parce que cette émotion-là nous délivre, en cette heure, de toute ombre funeste et nous rend présent «(notre) royaume en ce monde » (Camus s'amuse ici à détourner les célèbres paroles de Jésus : «Mon royaume n'est pas de ce monde»).
Les cinq récits courts qui composent
L'ENVERS ET L'ENDROIT ont pour titre : «L'ironie» , «Entre oui et non», «La mort dans l'âme», «Amour de vivre» et «
L'envers et l'endroit». Titres emblématiques s'il en est, de la pensée philosophique qui sera développée ultérieurement par Camus, centrée sur le désespoir et l'absurde de l'existence, sur la révolte aussi et le don de soi nécessaires pour y faire face. Cinq «
essais» mettant en scène des histoires banales, de tous les jours, vécues par des gens de peu, histoires d'exil intérieur et de retour au bercail, du temps qui passe et de l'âge vieillissant, de la froidure du nord et de la chaleur méditerranéenne…Une vielle femme qu'on avait laissée à la fenêtre regardant de jeunes gens indifférents partir au cinéma, avant d'éteindre la lumière et rester dans le noir comme à chaque fois qu'elle se retrouve seule, un vieil homme qui lui, ne supporte pas la solitude des vieux et rechigne à rentrer chez lui à l'heure du dîner, les souvenirs liées à une enfance pauvre quand on descendait les chaises devant la maison pour gouter le soir, ce plaisir qu'on n'a jamais retrouvé par ailleurs, un retour d'exil et à l'amour, seule possibilité de rédemption qui s'offre à l'homme, une mère silencieuse que l'on revoit après une absence prolongée, les repères que l'on perd parfois en voyage à
l'étranger, la peur mais aussi l'ivresse de vouloir mettre «le monde entre nos mains»…
Combien d'heures vive-t-on vraiment au cours de toute une existence? Combien de victimes nécessaires à un instant bref de bonheur égocentrique? «La vocation de l'homme est d'être égoïste, c'est-à-dire désespéré».
Le jeune Camus semble avoir déjà tout compris. L'amour de la vie ne peut être dissocié de ce désespoir secret. L'ironie et l'absurdité qu'un regard lucide pourrait nous faire voir au fond des choses, conclut-il, du haut de ses vingt ans, ne devrait pas pour autant nous priver de la liberté de pouvoir choisir de «vivre comme si…» :
«Les hommes et leur absurdité ? Mais voici le sourire du ciel. La lumière gonfle et c'est bientôt l'été ? Mais voici les yeux et la voix de ceux qu'il faut aimer. Je tiens au monde par tous mes gestes, aux hommes par toute ma pitié et ma reconnaissance.»
Choix qu'il résumerait si bien, quelques années plus tard, dans un formule devenue depuis emblématique de sa pensée et de son oeuvre: «aimer les hommes avant les idées».