Citations sur Le sentiment d'imposture (20)
L’imposture est une affaire secrète. L’imposteur tremble à l’idée qu’autrui finisse par s’apercevoir de ce qu’il est - ou plutôt de ce qu’il n’est pas. La plupart du temps, autrui semble penser que nous occupons légitimement notre place (il nous a d’ailleurs invité au château), mais dans le secret de notre chimère, ne ne croyons pas à cette légitimité, nous pensons qu’autrui s’est trompé et nous tremblons d’être découvert.
Tu as bien travaillé, tu étais intelligent, et tu es devenu grand ingénieur de carrière. Longtemps pourtant, tu ne t'es pas débarassé d'un sentiment d'imposture qui te rongeait secrètement. Toi, le petit provincial bisagnon, qu'est-ce que tu faisait donc à l'Ecole, parmi ces jeunes gens sûr d'eux, puis ensuite parmi ces brillants carriéristes, Oh, bien sûr, tu travaillais beaucoup, tes dossiers de carrière était parfaits, tes collègues t'appréciaient vraiment, c'est toi qui dénouais souvent les problèmes de chantier. Combien de verres de magoude avez-vous partagés après chaque opération réussié, avec cette tranquillité des travailleurs contents d'eux et des autres.
Alors? Pourquoi cette conviction que tu occupais une case qui n'avait pas été prévue pour toi?
...quand on [naît] pauvre, on le [reste] toute sa vie, même si l'on (devient] riche; Car il ne suffit pas d'avoirde bonnes manières, du goût ou de la culture: il faut que tout cela soit "naturel"; la caricature de celui qui n'a pas su "naturaliser" ses acquisitions: le "nouveau riche". Plus insidieux, le redoutable commentaire des nantis qui vient toujours comme une explication globale et vague de la personnalité de quelqu'un, si brillant soit-il: "Il vient d'un milieu très populaire." Le privilège de la naissance n'est pas seulement une croyance d'Ancien Régime. On a beau être entré dans l'idéologie du mérite (chacun valant par la somme de ses actes et non par la grâce de sa naissance), reste que tel fauteuil Empire a beaucoup plus de prix (symbolique) s'il nous vient de notre grand-mère que si on l'acheté à un antiquaire, car dans le premier cas il est naturalisté par la transmission: la puissance est un donné au lieu d'être un acquis. L'ancien pauvre est souvent partie prenante de cette vision, il se sent imposteur parce qu'il se souvient que ce que d'autres possédaient en naissant il a dû, lui, l'"emprunter".
"... ce qu'ils sont ne correspond pas à la case, laquelle case apparaît exactement comme un idéal."
"Au royaume des apparences, il faudrait ne se soucier que de son être profond. A l'ère de la consommation de masse, il faudrait être unique. Evidemment lorsqu'on ouvre les magazines ou qu'on allume la télé pour écouter parler de l'être profond, on ne découvre que l'être standard : "ressemble-nous, sois toi-même"... D'un côté, une société d'une grande complexité, qui propose une infinité de cases assez strictes. De l'autre, l'injonction d'être singulier. Tu ne sais trop si tu trouves là quelque chose de paradoxal ou d'au contraire très cohérent. Car tu te demandes si le sentiment d'imposture ne vient pas parfois de ce que le monde dans lequel nous vivons est si complexe, si organisé, si ordonné (à certains égards), de ce que l'existence y est tellement prise en charge par toutes sortes de discours de recommandation, de conseil, d'experts, de gens-comme-soi, qu'on a vite fait de perdre ses repères parmi la multiplicité de ceux qui nous sont proposés, qu'on contrarie forcément un modèle en optant pour un autre, et que de toute façon on a du mal à se conformer aux cases disponibles... monde plein de cases, certes, mais dont aucune ne peut être "sienne"
Tu te rappelles cette plaisanterie : dans un couple, tous les malentendus sont possibles car on se croit deux quand en fait on est toujours six - celui que je suis, celui que tu es, celui que tu crois que je suis, celui que je crois que tu es, celui que je crois que je suis, celui que tu crois que tu es.
décrire, c’est-à-dire détacher intellectuellement dans le continuum du monde un objet
tu ne sais pas pourquoi "imposteur" n'existe pas au féminin. Hypothèse de Camille qui te paraît un peu tirée par les cheveux (...) mais bon : on remarque que parmi les mots français qui ne connaissent pas le féminin (ou seulement depuis peu), on trouve ceux qui expriment des fonctions auxquelles est attaché du pouvoir : ministre, directeur de cabinet, conseiller d'Etat (pouvoir réel), écrivain, auteur, peintre (pouvoir symbolique), etc. Or, pour être (ou se sentir) imposteur, il faut occuper une place qui corresponde à un minimum de pouvoir (ce que tu as déjà formulé plusieurs fois : pour se sentir imposteur, il faut avoir réussi). (...) pour qu'un imposteur existât au féminin, il eût fallu que la nécessité s'en fît sentir, c'est-à-dire qu'il y eût des femmes ayant du pouvoir, ou le briguant, ou en jouant. Or la chose est si récente qu'on n'a pas eu le temps (le besoin) d'inventer le féminin de ce substantif.
(Parenthèse programmatique
Quand un mot n'existe pas, ou pas encore, c'est que l'objet qu'il désigne [désignera] n'est pour l'instant pas identifié. Ce dont tu veux parler n'a pas d'appellation. Or tu es persuadé que ce sentiment - puisqu'il s'agit d'un sentiment - est très répandu, mais obscur. Tu es donc obligé d'inventer un terme qui recouvre l'objet le plus précisément possible pour lui donner un contour; décrire, c'est-à-dire détacher intellectuellement dans le continuum du monde un objet. Tu proposes, faute de mieux, de le nommer "sentiment d'imposture".)
Tu te rappelles cette plaisanterie : dans un couple, tous les malentendus sont possibles car on se croit deux quand en fait on est toujours six - celui que je suis, celui que tu es, celui que tu crois que je suis , celui que je crois que tu es, celui que je crois que je suis, celui que tu crois que tu es.
De certains de tes amis tu pourrais dire qu'ils sont des imposteurs de l'existence: ils n'ont jamais été convaincus de la légitimité de leur présence au monde. ....
Pour ceux-là, cette posture inaugurale, être debout sur la terre, ne va de soi. Mystère de ce qui a sans doute été retiré dès la naissance, l'amour qui seul peut nous donner à croire que nous sommes attendu, désiré.