Portulans de l'imaginaire, tome 1 : L'Homme transformé - Récits d'angoisse

Le Roi d’Épée, en soi, représentait le pouvoir, comme tous les autres rois. Le Roi de Pentacle figurait le pouvoir de l’argent, la puissance de la prébende ; le Roi de Bâton, le pouvoir de la vie, la capacité à renouveler ; celui de Coupe, le pouvoir de la négation, de l’oblitération, la force du meurtre et du sommeil ; et le Roi d’Épée incarnait le pouvoir des mots auxquels on croyait. Les Épées pouvaient dire « Je te tuerai », être crues et donc obéies ; les Épées pouvaient déclarer « Je t’aime », être crues et donc adorées. Les Épées pouvaient mentir. Et tout ce que son père lui avait donné n’était que mensonge. Ce qu’Alvin ignorait, c’est que même le choix du mensonge exprime la vérité.

Des trois formes de la peur, l’angoisse est la première et la plus forte : c’est cette tension, cette attente qui naît quand on sait qu’il y a quelque chose à craindre mais qu’on n’a pas encore réussi à identifier l’objet de cette crainte ; c’est la peur qui naît quand on s’aperçoit soudain que son épouse devrait être rentrée depuis une heure, quand on entend un bruit bizarre dans la chambre du petit dernier, quand on se rend compte qu’une fenêtre qu’on est certain d’avoir fermée est à présent ouverte, que les rideaux bougent et qu’on est seul dans la maison.

Scientifique : voilà le mot clé. Était scientifique ce qui était vérifiable, et tu ne m’as jamais laissé étudier que ce qui pouvait se vérifier. L’ennui, papa, c’est que rien de ce qui est important dans le monde n’est vérifiable. Ce qui fait de nous ce que nous sommes est infiniment ténu, fragile, comme une toile d’araignée rongée et retissée chaque jour. Je ne pourrai jamais voir par tes yeux, et pourtant je ne peux voir que par ceux de tous les raconteurs d’histoires qui m’ont appris à regarder.

Les histoires font de nous ce que nous sommes. Le logiciel des tarots identifie les histoires auxquelles nous croyons ; en entendant l’histoire que content les tarots, nous changeons notre personnalité ; par conséquent…
Par conséquent, personne ne sait dans quelle mesure on croit à l’histoire contée par les tarots parce qu’elle est véridique et dans quelle mesure elle devient vraie parce qu’on y croit.

C’est tout l’art de l’angoisse : faire si bien percevoir un personnage qu’on en vient à redouter ce qu’il redoute et pour les mêmes motifs que lui. Le lecteur ne reste pas extérieur à lui, à le regarder se faire recouvrir d’une bave sanglante ou à contempler ses blessures béantes : il est aspiré à l’intérieur, où il tremble à l’avance de ce qui va se produire ou de ce qui risque de se passer.