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Critique de mythborne


Hélène Cardona : Musica eterna
Critique de Dana Shishmanian sur Francopolis

En guise d'introduction…

Pour la compréhension du lecteur, il faut dire avant tout que ces poèmes, comme l'auteure le dévoile dans une note sur la page de garde du volume, ont été écrits en anglais, et traduits ensuite en français par la poète elle-même. Or, il y a une brève préface de Richard Wilbur (récipiendaire de deux prix Pulitzer) qui remarque, de manière très révélatrice :

« Yet for such a many-languaged mind as hers, the "translations" must have been there from beginning. Seems, in any case, that each poem fully exists in two tongues at once, and this adds to the book's great charm and visionary quality ».

En effet, c'est bien ce qu'on ressent, « chaque poème existe pleinement dans les deux langues à la fois » – mais plus encore. L'être du poème, unique, possède en même temps une ubiquité native qui le fait vivre simultanément dans tout règne de la nature ou de la pensée, de même qu'il vit dans toute langue : on dirait que l'écriture est, comme la poète le dit dans un vers clé, une « identité à double fond » - en fait, à multiple niveaux de profondeur sémantique et à plusieurs dimensions de représentation : une « partition de magicien » qui surgit sans cesse de partout et dans toutes les directions... « telle une eau venant de jaillir des mains » (Musica eterna, p. 82).

Chez Hélène Cardona, en particulier, cette qualité extrême qui rend si naturelle la « traduction », comme une circulation génuine entre les règnes de la parole, s'associe à une autre, tenant à l'être-sujet et non seulement au poème : l'existence elle-même et l'univers en entier sont ressentis comme une magie perpétuelle qui fait alterner les expériences de l'hyperéveil et du songe, et confère à l'esprit poétique qui les vit une portée chamanique. En voici quelques exemples :

Je suis en symbiose avec mes os.
La richesse de l'espace et sa densité me ravissent,
Me transportent, me font osciller, vibrer. Je deviens le son de cloches tibétaines, écho flottant dans le cosmos.
Je perçois le monde entier, la vie suspendue. (La vie suspendue, p. 28)

Te souviens-tu
quand tu étais aigle et moi jaguar,
quand nous étions deux dauphins s'embrassant
ou des couguars sous la pluie
si bien que maintenant nous ne pouvons nous distinguer
l'un de l'autre, nos cellules enchâssées
dans une tapisserie de vies partagées ? (Le temps retrouvé, p. 58)

Je comprends la nature des plantes,
je sais vivre du terroir et de la pluie.
Avant, j'étais fleur.
J'aime devenir animal,
dévorer qui j'étais.
La terre ne me trahit jamais. (La pensée Divine est surprenante, p. 68)

Innovant, je me fais loup
Puis cheval fusionnant en léopard,
Je retrouve ma meute au museau excentrique
Bondissant dans le monde.
Un cheval fusionnant en léopard,
La gratitude frappe à ma porte, fait fondre l'armure,
Bondit dans le monde,
Maîtresse du temps et de l'espace. (Patience, p. 76)

Je suis née avec Lilith, la Lune noire,
Messager et Guerrier côte à côte.
(…) Dès que mon souffle
Épouse les battements de mon coeur,
J'habite des mondes inconnus. (L'Univers Stupéfait, p. 94)

Ainsi donc, armée d'oreilles léopardines,
Entends-je au-delà des limites du son,
L'ineffable, le sublime, le souffle de ma mère,
Le sourire de ma grand-mère, les voix
Ancestrales qui apaisent et soulagent le chagrin.
(En quête d'immortalité bienveillante, p. 98)
De cette empathie universelle naissent de vastes envolées mystiques, une poésie de grand large, d'ascension – mais aussi de plongée à « basse altitude » comme sous la peau d'une réalité apparente… Une poésie spirituelle et sensuelle en même temps, où rien n'est rejeté, tout est instantanément senti, compris, transformé, transfiguré : c'est l'éternel devenir perçu comme âme du monde, chimère multiforme portant l'esprit poétique, comme sur des vagues extatiques, à l'apogée du mouvement, le projetant au zénith, tel un aigle, ou un ange... « L'univers ne peut résister à un tel poète. »
Dana Shishmanian

Une maison navire

Je vis dans une maison navire
tantôt sur terre, tantôt sur mer.
J'existe à coups de volonté
m'abandonne et invite la grâce du ciel.
J'obéis à l'appel de la sirène.
Sur le bateau fantôme
Je ne sais si je suis vague
ou nuage, ondine ou goéland.
Fouettée par les vents, je m'agrippe bien au mât.
Rares sont ceux qui reviennent du voyage.
Désormais j'ai pour habit la mémoire du néant
une pièce de voile blanche en guise de seconde peau. (p. 36)

Aigle

Sur le mur du temps à venir
une fenêtre apparaît.

Je l'ouvre, laisse entrer les anges.

Le vortex logé dans son oeil
me fait tournoyer hors de mon être,
l'infini contenu dans son iris bleu
se referme sur moi, me saisit

sous la forme d'un aigle, réveille
d'anciennes cicatrices, engloutit
et l'espace et l'amour pour s'évanouir
en un divin silence.

L'univers ne peut résister
à un tel poète. (p. 50)

Un Esprit comme l'Éclair

Les étoiles griffonnent dans nos yeux les sagas glaciales,
Les chants embrasés de l'espace inconquis. – Hart Crane

Sans pesanteur
je vole en éclats,
en mille morceaux scintillants –
étoiles échues, collisions de lumières –
je métamorphose tout.
Je le proclame être océan, mercure, reflets
d'argent, contes de fées, fascinée.
Cette singulière atmosphère séduit,
modifie nos consciences,
renouvelle nos sangs et
les fait monter à la tête.
Laisse ton prochain horizon t'appeler,
esprit-éclair, poète prospère,
duelliste sans combat,
dans l'étreinte du lac, à son écoute. (p. 60)

Chrysalide

Nous avons reçu un coeur pour partage,
merveilleux calice à savourer.
Je me déchire de l'intérieur,
chrysalide ouvrant mes ailes,
garnie de créatures marines,
digue prête à se fendre.
Les cycles éoliens carillonnent,
ineffable dévotion, réconfort de l'âme.
Je cherche d'anciens remèdes, à l'affût d'un serpent
déroulé le long de mon épine dorsale et sa tête
surplombant la mienne pour me guider, demi-lune
pendue dans le ciel pour calmer mon esprit loquace.
L'énergie pure, joyau surgi du néant,
serpente en émoi cosmique,
séduisante métamorphose dissipant les obstacles (p. 62)

Tambours distants

Dans le vide sacré j'habite
la partie ancienne de la psyché.

La sagesse – cette femme débridée,
soeur des océans, en symbiose avec leurs forces
amniotiques – observe le monde au lieu de penser,
enfantine, émerveillée, alors que l'esprit,
tel l'artisan, mûrit en quête de mémoire émotive.

Il n'y a rien à faire.
J'oscille telle l'herbe dans le courant de l'eau,
mi-poisson pourfendant les rayons verts pourpres.
Suis le cours du fleuve, le coeur à nu,
protégé, l'amour un absolu auquel je n'échappe pas.

Abandonne toute illusion tandis que les vents dispersent
les partitions de musique parmi les fraisiers en fleurs. (p. 102)

Envoûtée

Endors-toi à l'orée du lac
ce soir, sans frontières, comme une fée.
Je suis le chant de l'aigle, l'appel, lumière
défiant la pesanteur, celle avec qui tu cueilleras
les étoiles, l'erreur sur la personne, larmes
transformées en poissons dans l'air, force
qui propulse vers l'avant, proclame
qui je suis avec un passeport divin, une volonté
explosive, des mots en guise de balles. Je t'offre
tout : poussières d'étoiles, silence, la grâce espiègle
et les flûtes comme le vent –
malicieuse, convenable ou pas, extirpée
hors de moi-même dans le sortilège.
J'exige l'impensable.
Je me déplace si vite, essoufflée, délicate
création. Je marche à quatre pattes,
étirée, ni humaine ni animale,
créature que seule la magie dévoile. (p. 106)


Hélène Cardona, extraits de la Vie Suspendue

Recherché Dana Shishmanian
Avril 2017




Lien : http://www.francopolis.net/l..
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