“Je suis en deuil, aujourd'hui la terre qui était la mienne est morte, à partir d'aujourd'hui je suis un déraciné, on vit en étant convaincu qu'une terre ne meurt pas, on vit en étant convaincu que la terre où l'on a enseveli nos morts sera la nôtre pour toujours et que la terre qui a vu naître nos enfants ne leur manquera pas, on vit avec cette conviction parce qu'il ne nous viendrait pas à l'idée que cette terre puisse mourir, mais aujourd'hui la terre qui était la mienne est morte, aujourd'hui mes morts sont morts et mes enfants ont perdu la terre où je les ai fait naître, mes enfants tout aussi déracinés que moi.”
Dernière journée, dernières heures en Angola avant
le retour au Portugal. Car depuis quelques jours l'Angola, en guerre pour son indépendance, est à feu et à sang et il n'y a plus d'autre choix pour les colons que de regagner en hâte la métropole avant qu'il ne soit trop tard. Nous sommes en 1975. Un an plus tôt, la Révolution des Oeillets a libéré le Portugal de quarante ans de dictature. Mais la toute jeune démocratie portugaise a aussitôt mis en oeuvre une politique de décolonisation : pour les familles qui se sont expatriées en Angola pour fuir la misère quelques décennies auparavant, c'est l'heure du grand retour.
La famille de Rui, déboussolée et amère, est parmi les dernières à s'en aller. Tous doivent partir à l'aéroport, Rui, sa mère Gloria, sa soeur Lurdes, tous sauf le père, Mario, qui doit les rejoindre un peu plus tard… mais qui ne les rejoindra pas, accusé par les Angolais d'être un criminel de guerre, accusé, arrêté et emprisonné sous les yeux des siens qui devront prendre l'avion sans lui. Pour cette famille déracinée et soudain privée de père, pour Rui, le narrateur, un adolescent brutalement promu chef de famille, commence alors un long exil au Portugal : cette patrie d'origine oubliée par la mère, que ni lui ni sa soeur n'ont jamais connue, et qui ne fait pas bon accueil à ceux qui, comme eux, reviennent et ne sont plus dès lors que des citoyens de seconde zone, démunis, sans attaches et privés de repères.
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Le retour”, de l'écrivain portugais
Dulce Maria Cardoso, est un roman historique qui met en lumière le drame personnel et collectif des “pieds noirs” portugais qui - tout comme, en France, les rapatriés d'Algérie - ont eu le plus grand mal à reconstruire leur vie dans un pays qui n'est plus le leur et qui le leur fait sentir. Roman historique, roman de l'exil et du déracinement, “
Le retour” est également un roman d'apprentissage et d'initiation - à la vie, à la perte, à la solitude, mais aussi au courage et à l‘amour - pour un adolescent que le destin a revêtu d'un costume trop grand pour lui et qui devra pourtant apprendre, malgré tout, malgré la peur, l'incertitude et la nostalgie, à faire face et à survivre.
J'ai beaucoup aimé ce roman, tout à la fois sensible et puissant, ces personnages profondément émouvants dans leur désarroi et leur courage et pour lesquels l'auteur à une évidente tendresse ; j'ai beaucoup aimé cette exploration, de bout en bout passionnante, de l'histoire encore récente de la décolonisation du Portugal ; et j'ai beaucoup aimé, enfin, cette écriture particulière, en apparence (mais en apparence seulement) déconstruite, ce long monologue intérieur, un peu décousu, du narrateur qui nous restitue au plus juste, dans l'instant, ses émotions et ses pensées les plus intimes.
Une belle lecture et, pour moi, une belle découverte d'un auteur que je n'avais encore jamais lu.
[Challenge MULTI-DÉFIS 2019]