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Critique de VincentGloeckler


Publié pour la première fois en 1934, censuré par le régime franquiste et redécouvert récemment en Espagne même, le Tea Rooms de Luisa Carnés (traduit par Michèle Ortuno, La Contre Allée, 2021) est une merveilleuse découverte ! Ce roman conserve toute sa puissance évocatrice et critique aujourd'hui, tant ses personnages de femmes soumises aux pressions du système économique et à la loi des petits chefs, dans l'entreprise et la famille, rappellent ce que vivent encore de nombreuses salariées. Au début du roman, Matilde, une jeune femme qui vit encore avec ses parents et ses frères et soeurs, cherche du travail dans un Madrid secoué par la crise du début des années trente. Les entretiens d'embauche révèlent d'emblée le mépris de classe affiché par les patrons, et Luisa Carnés, attentive toujours à tirer d'une situation sa signification symbolique, décrit à travers les différences vestimentaires et les émotions qu'elles suscitent – humiliation de celle qui porte des chaussures défraîchies et ne peut découvrir sa peau, usée et peu attirante, quand la femme riche aux beaux escarpins découvre bras et gorge pour user de sa séduction – l'épreuve terrible que constitue pour les candidates les plus pauvres ces rencontres. Matilde finit par trouver du travail dans un tea room, en plein centre de la capitale espagnole. Ses journées sont rythmées par le service des différentes vagues de clients – il y a les heures matinales des servantes, venant chercher les petits déjeuners des bourgeois, puis celle des petits employés du quartier, mangeant sur le pouce, puis celles plus tardives, de tous les oisifs… , selon un découpage qui montre que tous ces groupes sociaux se côtoient sans jamais vraiment se rencontrer -, les discussions furtives avec ses collègues, la soumission aux moindres volontés de la responsable, la crainte surtout des visites de l'Ogre, le grand patron du tea room, toujours prêt à renvoyer qui ne lui plait pas. Et puis, peu à peu – l'Espagne se dirige, en ce début des années trente, vers la République, et, bientôt, la Guerre civile -, les échos de la contestation politique et sociale envahissent la vie de la famille et du salon de thé… Dans un roman qui emprunte en partie au naturalisme, en partie à l'esthétique du collage – alternance des points de vue, puzzle de petites notations descriptives – chère au Dos Passos de Manhattan Transfer (et qui annonce, d'une certaine façon, le néo-réalisme des italiens Pavese ou Vittorini), les ferments de son écriture, Luisa Carnés, forte aussi de son expérience de journaliste, compose ainsi un émouvant réquisitoire contre le sort des femmes du peuple, si souvent humiliées et rarement maîtresses de leur destin, voire de leur propre corps, quand elles sont soumises aux violences sexuelles des hommes et aux conséquences de leur grossesse, jusqu'à parfois risquer la mort... Un roman qui nous touche profondément, y compris quand on y comprend, à comparer ce qu'il raconte à notre propre réalité contemporaine, que le monde évolue bien lentement et que les grands soirs, les lendemains qui chantent… sont, peut-être, à jamais bien loin !
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