L’histoire de Rome a été écrite avec le sang. Chaque rue, chaque bâtiment de cette ville cache les soupirs des bourreaux et de leurs martyrs. Et si tous ceux qui sont dans ce train s’arrêtaient de parler, ne serait-ce qu’un instant, on entendrait résonner leurs cris de douleur aussi ici, dans ce train plein de saletés. Mais pour le moment, le bruit est le plus fort. Il couvre les cris. Il étouffe les sanglots.
Pour les Romains, c’est juste une ville comme les autres, mais celle où ils vivent, et le passé a souvent peu de poids. Une ville d’aujourd’hui, affectée par la mondialisation, par l’incessant cirque politique italien, une oasis de cafés et de trattorias pour jeunesse dorée sur mobylettes, une ville vieille et jeune à la fois. Une capitale fortement marquée par l’immigration clandestine et l’injustice sociale, qui colorent tant les récits, parfois sinistres et choquants, de cette anthologie.
L’Histoire s’écoule comme de petits ruisseaux tortueux. Qu’elle s’écoule en ligne droite est une illusion. On aime bien penser ainsi, pour pouvoir imaginer un début et une fin, ce qui nous permettrait de comprendre. Mais l’Histoire nous embrouille. Telle une pelote qu’un chat a déroulée. Moi, je suis le chat et je cours, la proie entre les dents, dans la Via di San Gregorio. Je ne serre pas la mâchoire : je ne veux pas la blesser. Finalement, je veux seulement me donner, devenir moi-même la victime. C’est un désir subtil que d’imaginer sa propre mort et la transformer en légende.
Le peuple avait décidé. Le vaincu vivait ses derniers instants pour finir en victime.
Avant même que l’empereur, entouré de vestales, tourne le pouce vers le bas depuis sa loge, le gladiateur vaincu avait bougé. Il avait rampé sur ses genoux pour entourer de ses bras les jambes du vainqueur. Puis il s’était incliné profondément avec une lenteur exaspérante, la tête baissée. Il avait à peine fini de la baisser que le vainqueur, serrant l’épée des deux mains, avait enfoncé l’arme verticalement dans la nuque de la victime. Jusqu’à la garde.
J’ai essayé de ne penser à rien. Cela n’a pas été très difficile ; avec le temps, j’étais devenu plutôt bon pour faire le vide. Non pas que je n’avais pas de choses auxquelles penser. L’argent, par exemple. J’étais couvert de dettes que je ne savais comment rembourser. Un autre que moi se serait rongé les sangs. Moi, non. Je prenais les factures, les rappels, les injonctions et tous les vieux papiers qui me réclamaient l’argent que je n’avais pas et je les enfilais sur un de ces trucs qu’on voyait un moment dans tous les restos.