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Critique de Delphine-Olympe



Lorsque j'ai appris qu'Emmanuel Carrère s'apprêtait à publier un nouveau livre, j'ai été assaillie par un sentiment de jubilation... aussitôt tempéré par la découverte qu'il s'agissait non pas d'un roman - ou d'une forme littéraire qui s'en approchait -, mais d'un recueil d'articles de presse parus depuis les années 1990.
Un comble, cette réaction, pour quelqu'un dont l'un des auteurs cultes n'a écrit en termes de fiction qu'une trilogie à caractère fortement autobiographique, mais qui a publié tout au long de sa vie d'innombrables articles journalistiques que j'ai lus et relus avec passion, tant en raison de leur intérêt intrinsèque que de leur qualité stylistique. Je veux bien sûr parler de Jules Vallès, un écrivain dont la vie nourrissait l'oeuvre, et l'oeuvre était le ferment de son existence.

C'est donc finalement avec une certaine curiosité que je me rendis dès le jour de la sortie dudit recueil chez mon libraire, m'en saisit pour en lire les premières lignes et devinai alors que je ne lâcherais pas avant d'en avoir tourné la dernière page.

Emmanuel Carrère fait partie de ces écrivains pour qui l'écriture n'est pas un exercice qui trouverait sa place, aussi importante fût-elle, parmi d'autres activités qui ponctueraient leur vie. Ecrire est un acte constitutif de son existence et de son rapport au monde. Une expérience proprement existentielle qui lui permet de mieux comprendre, ou de tenter en tout cas de cerner la nature profonde de son être, y compris dans ce qu'elle peut peut-être avoir de commun avec celle de tout individu.
C'est bien ce qui rend ses textes si lumineux et si passionnants.
C'est ce qui fait aussi que son écriture transcende les genres et s'affranchit des contraintes formelles propres à chacun.

Ses articles ne sont donc pas étrangers à son oeuvre littéraire, bien au contraire. Ils l'éclairent, en portent parfois le germe et lui permettent de poursuivre sa réflexion sous une forme différente. On retrouve dans ces textes, formulées de manière explicite, les questions qui sont au coeur de ses livres et qui leur ont donné naissance, celles de la relation entre fiction et réalité, et de la place de l'écrivain au sein de son oeuvre.
Depuis L'Adversaire, on connaît l'obsession de Carrère ; écrire un roman tiré d'un fait divers dont le protagoniste est un homme qui a fait de sa propre vie une fiction illustre assez bien le peu de foi qu'il ajoute à la dichotomie fiction-réalité.
Qui est ce «je» que l'on emploie lorsqu'on parle ? A quelle vérité renvoie-t-il ? de même, qui est «je» lorsqu'un écrivain décide de s'exprimer à la première personne ? Quelle différence de nature entre le «je» de De Foe prétendant nous présenter les mémoires de Moll Flanders et celui de Primo Levi rapportant son expérience des camps ?
L'écrivain, quoi qu'il en dise, transparaît dans son oeuvre et il serait vain de croire le contraire : il est illusoire «de se draper dans [l]e rôle de témoin impartial et navré. [...] de n'avoir pas conscience qu'en racontant l'histoire on devient soi-même un personnage de l'histoire, aussi faillible que les autres.» (p.489)

Aussi Carrère a-t-il choisi d'assumer pleinement cette affirmation de soi. Dans cet extraordinaire récit qu'est le Royaume - qu'il commente fort à propos dans un article -, il retraçait l'histoire des apôtres Paul et Luc pour mieux approcher son propre cheminement et ne se privait pas, tout en déroulant le fil des événements, de faire ce qu'il nomme le «making-of» de son livre. Ce qui l'intéressait chez Luc, c'était de comprendre comment il avait retranscrit l'expérience de Paul rapportant les paroles et les actes de Jésus, qu'il n'avait lui-même pas connu. Autrement dit, Carrère ne faisait rien d'autre que s'interroger sur l'écriture de son propre livre, puisqu'il écrivait lui-même l'histoire de Luc écrivant l'histoire de Paul relatant la vie de Jésus. Paraphrasant Flaubert, il n'hésite pas à l'affirmer : «Luc, c'est moi».
Je ne sais pas ce qu'il en est de vous, mais, en ce qui me concerne, l'art de la mise en abyme porté à de tels sommets m'enchante littéralement !

Même lorsqu'il quitte le terrain de la littérature pour investir celui de l'histoire, c'est encore la question de la relation entre réalité et fiction qui le taraude. On connaît le vif intérêt qu'e Carrère nourrit à l'égard de l'expérience soviétique de la Russie. Il s'en explique clairement : dans un mouvement inverse à celui du roman, il s'est agi d'un moment où la fiction s'est imposée comme une réalité. Il rappelle les paroles bien connues d'un compagnon de Lénine : «Un vrai bolchevik, si le Parti l'exige, est prêt à croire que le noir est blanc et le blanc noir.». Combien de personnes dans le plus profond dénuement répétèrent alors les mensonges du gouvernement sur leur bien-être et leur prospérité qu'ils étaient sommés de croire ! C'est bien ce qui l'a fasciné, précise-t-il, comme d'autres écrivains, au point de dévorer des bibliothèques entières pour tenter de comprendre ce qui est alors arrivé à l'humanité.

Je ne saurais rendre compte de toute la richesse de ce recueil d'une intelligence exceptionnelle.
Je préciserais néanmoins que ces textes, soigneusement choisis, ordonnés et parfois commentés par l'auteur révèlent le cheminement d'un homme. L'éditeur a parfaitement raison de dire en quatrième de couverture qu'ils peuvent se lire «comme une sorte d'autobiographie». L'écrivain s'y dévoile jusque dans ses aspects les plus intimes et nous permet d'entrer dans les coulisses d'une oeuvre d'une rare profondeur. Celle d'un écrivain capable, en se plaçant au centre de ses écrits, de nous faire part d'une expérience humaine qui n'est pas forcément étrangère à la nôtre.


Lien : http://delphine-olympe.blogs..
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