Quel point commun y a-t-il entre Truman Show, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, Matrix, Blade Runer et
Minority Report ? Réponse : ils sont tous tirés plus ou moins officiellement des écrits de l'écrivain américain
Philip K Dick. Je n'ai pris ici que quelques exemples célèbres, mais les oeuvres qui ont été directement ou indirectement influencées par les romans de Dick sont si nombreuses qu'il serait presque impossible de les recenser de manière exhaustive.
Le maître de la science-fiction paranoïaque est le sujet de ce passionnant livre d'
Emmanuel Carrère. Écrit en 1993, il est ressorti en poche il y a quelques mois. Est-il besoin de présenter
Emmanuel Carrère ? Il est aujourd'hui l'un des écrivains les plus lus et commentés de notre pays. On
lui doit des livres comme
L'adversaire,
D'autres vies que la mienne,
Un roman russe,
le Royaume ou plus récemment
Yoga.
Je n'ai lu jusqu'à présent que très peu de biographies. Je me rangeais d'une certaine façon dans le camp de
Marcel Proust tel qu'exposé dans son livre Contre
Sainte-Beuve. Il y estimait qu'une oeuvre se lit, s'analyse et se juge pour et par elle-même, sans avoir à mettre en parallèle la vie de ce
lui qui l'a rédigée. Il se plaçait ainsi en opposition complète avec le grand critique du XIXe siècle,
Sainte-Beuve, qui estimait que le travail d'un écrivain était avant tout le reflet de sa vie et ne pouvait s'analyser sans les éléments biographiques de son créateur. Je continue à croire qu'un livre doit se suffire à
lui-même et que la question des arrière-cuisines de sa fabrication est accessoire. Mais la curiosité peut pousser parfois à approfondir une oeuvre en s'intéressant à ce
lui qui a sué sang et eau pour la pondre.
J'aime Dick depuis très longtemps. Ma lecture d'
Ubik date de l'adolescence et son aura de génie prophétique tantôt drogué, tantôt mystique a exercé une certaine curiosité et fascination sur moi durant mes jeunes années. Aimant également les livres de Carrère (qui tournent d'ailleurs de plus en plus autour de la question biographique ), j'ai eu envie d'ouvrir ce livre au très beau titre, issu justement d'
Ubik. Grand bien m'en a pris car il m'a passionné !
La vie de Dick, c'est d'abord l'histoire d'un homme qui se voue corps et âme à sa table d'écriture et
lui sacrifie tout : son temps, sa santé, sa vie maritale, jusqu'à sa raison même. Dick se rêvait un grand auteur de littérature, mais alors que tous ses manuscrits « classiques » étaient refusés par les éditeurs, ses oeuvres de science-fiction, considérées à l'époque comme un genre mineur pour ados décérébrés, fonctionnaient. Mais pour en vivre, il fallait produire, énormément produire. Les récits de SF, mal aimés, se vendaient pour une bouchée de pain. Alors Dick s'est acharné, se bourrant d'amphétamines pour pouvoir écrire en continu et produire finalement plus de quarante romans et des milliers de nouvelles. Carrère fait une description très touchante et triste d'un homme rêvant de gloire littéraire,
lui sacrifiant tout, mais restant la très grande majorité de sa vie un auteur obscur, peu reconnu, exerçant ses talents dans un genre déprécié.
Surtout, ce qui est passionnant ici et renvoie à la polémique
Saint-Beuve vs
Proust mentionnée plus haut, c'est à quel point les livres de Dick, aussi éloignés de la réalité, aussi fous et fantastiques fussent-ils, peuvent se lire comme une forme d'autobiographie de leur auteur. Derrière le bestiaire de la science-fiction, il y distillait ses propres angoisses et névroses et racontait ses drames intimes.
La fin de vie de Dick montre magistralement et terriblement comment un auteur peut se faire dévorer par son oeuvre. La paranoïa qui hantait ses écrits est ainsi venue ronger la vie même de ce
lui qui les avait rédigés.
Le portrait de Dick est aussi le portrait d'une époque, celle de la Californie des années 1950 à 1970. de l'âge de l'insouciance des beatniks et hippies au retour de bâton de la guerre du Vietnam et de la déliquescence des utopies contestataires. Dick est un symbole de cette quête, de cet espoir et de cette désillusion.
Carrère, et c'est à la fois la grande force et la faiblesse du livre, nous plonge dans le quotidien de l'auteur et dans sa psyché la plus intime. Il permet ainsi de créer à partir de son oeuvre un lien étroit entre ce
lui qui écrit et ce
lui qui vit. Voilà qui rend l'ouvrage absolument passionnant ! Pourtant, je n'ai pu cesser de me demander à de multiples reprises comment Carrère pouvait savoir telle ou telle chose sur Dick, alors qu'il ne l'a même jamais rencontré. Même s'il s'est fondé sur d'autres biographies et des témoignages de proches, il entre à ce point dans l'intimité de l'auteur qu'il y a forcément une part d'extrapolation, d'hypothèses. Dit autrement, le Dick de Carrère n'est pas forcément le Dick qui a vécu. Il peut parfois s'en approcher, mais il est probablement autant un héros de fiction que le véritable auteur de Blade Runner.
Je ne sais si quelqu'un qui ne connaît pas ou n'apprécie pas les écrits de
Philip K Dick pourra s'intéresser à cette biographie. Pour ma part, vu mes rapports avec l'auteur de
Substance Mort et avec son biographe, je m'en suis délectée et je ne peux que chaudement le recommander !
Tom la Patate
NB :
Michel Houellebecq en 1991, deux ans avant Carrère, publiait
Lovecraft contre le monde, contre la vie, qui
lui aussi avait pour tâche de mettre en lumière l'oeuvre d'un écrivain fantastique américain très longtemps déconsidéré et qui a pourtant marqué l'imaginaire collectif.
Houellebecq, tout comme Carrère à l'époque, commençait sa carrière littéraire. Il est intéressant de noter, trois décennies plus tard, le statut que ces auteurs et leurs sujets ont dans le monde des lettres actuel. Coïncidence ? Pour Dick le paranoïaque, probablement pas.
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