En soi, la photo ne serait jamais que la capture par des sels d’argent de grains de lumière dont un objet a été bombardé, la trace du déplacement d’une matière, infiniment subtile mais réelle, une sorte de métaphore optique. Quel lien entretient donc le photographe avec la nature de la lumière, qui permet d’anticiper son cours ? À lui dont tout l’organisme est mobilisé à la pointe de l’œil, quel est ce don non de prémonition mais de voyance dont les Anciens créditaient volontiers les aveugles ? Dans ces zones où les extrêmes se rejoignent, serait-il d’effleurer le visible du bout du regard comme l’aveugle le réel du bout des doigts afin d’y découvrir ces points de moindre résistance par où sourd sa signification ? Quand Cartier-Bresson parle de « s’oublier pour être présent » ou de « ne pas penser pour que ça marche », il énonce dans le vocabulaire négatif d’une mystique, les impératifs d’une démarche qui, curieusement, s’en rapproche en opérant la conjonction des contraires : l’état particulier où l’attention vague se fait lucidité aiguë, – mais aussi bien ouverture à la ténèbre, et le frôlement le plus léger la coïncidence avec le cœur des choses. Étrange faculté en vérité – étendue jusque dans ses photos troublantes de Gandhi et de Claudel où s’inscrivait déjà leur mort – qui fait que le photographe traverse à des moments précis le flot des apparences pour rejoindre l’autre moitié de l’art, son noyau éternel et immuable.
(extrait de l’introduction de Jean Clair)
Centre Pompidou. Rétrospective Henri Cartier-Bresson.