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Critique de SBys


Lecture incontournable pour toutes celles et ceux qui s'intéressent le moindrement à ce qui se joue dessus et en-dessous des plateformes internet et des transformations contemporaines qui s'opèrent aujourd'hui dans le monde du travail.

Ce texte ne peut qu'intéresser les «membres» de Babelio, principalement ceux qui ont l'habitude de participer aux opérations de masse critique. Comment d'ailleurs qualifier ce « travail » de publier une critique en échange d'un livre que nous ne considérons pas pour la plupart d'entre nous comme un travail. C'est exactement ce que pointe Antonio A. Casilli. Pour le sociologue il est bien question de digital Labor, et nous sommes des tâcherons, ceux qui s'évertuent à la tâche, souvent pour le plaisir, sans rémunération ou faible (dans notre cas, le prix du livre), et par conséquent, nous devenons un usager-travailleur, un produsager. Nous travaillons au service de la maison d'édition, de Babelio, sans nous en rendre compte. Évidemment, nous en avons conscience, mais on le fait pour l'amour de la littérature, on se prend au jeu. C'est justement le point que souhaite soulever Casilli : Reconnaître ce travail comme tel. Ce n'est pas tellement une question de rémunération qu'une de reconnaissance.

Dans En attendant les robots, Casilli fait de la sociologie à coups de marteau. Il fait voler en éclat beaucoup des idées préconçues que l'on peut avoir sur l'Intelligence Artificielle ainsi que sur le fonctionnement des différentes plateformes numériques. D'abord, il démontre que les promesses véhiculées par plusieurs des entreprises du web concernant les processus « automatisés », de machine learning et de l'IA, sont loin d'être autonomes, d'être aussi smart qu'elles le prétendent, mais requièrent en réalité de nombreuses « petites mains », qui travaillent nuits et jours dans des fermes à clic. Ces plateformes font miroiter l'idée d'une IA, qui n'arrivera jamais selon Casilli, de manière à nous inciter à travailler (gratuitement) pour améliorer ces machines à devenir intelligentes.

De manière à s'opposer à l'idée convenue que les robots entraineraient à plus ou moins longs termes la perte de nombreux d'emplois, Casilli défend l'idée inverse : Les humains vont-ils remplacer les robots ? En prenant appui sur de nombreuses études, il nous montre que l'IA et l'apprentissage des machines, comprend beaucoup d'humains, et que même dans plusieurs cas, il est plus simple de demander à des gens de faire les tâches que l'ordinateur a beaucoup de mal à faire, surtout les tâches dans l'ombre, celles difficiles à qualifier. Il se produit ainsi une externalisation des tâches, qui impliquent une reconfiguration, à l'échelle mondiale, des inégalités du travail. Même si ces inégalités reproduisent et accentuent celles déjà existantes, il n'en reste pas moins qu'elles le font d'une nouvelle façon.

C'est d'ailleurs ici l'une des idées principales du livre, l'ambiguïté sur le statut des travailleurs et des conditions souvent pénibles dans lesquelles ce travail est effectué. Pour structurer et nuancer son propos, Casilli définit trois types de digital Labor : celui à la demande (type Uber, Delivroo), le microtravail (type Mechanical Turk d'Amazon); et travail social en réseau (type Facebook, Babelio). Pour chacun de ces types, Casilli enquête sur la réalité de ces «milieux» de travail. Même s'il reconnait certains plaisirs, avantages, son propos est de montrer principalement un côté de la médaille qui est trop souvent caché au profit d'un enthousiasme démesuré pour cette économie « contributive » mais qui, dans les faits, est loin de l'être. C'est entre autres les discours tenus par ces plateformes, et les idéologies qu'elles propagent, qui irritent le plus le sociologue.

Il y aurait d'autre part, un autre type de digital labor, encore plus caché, celui de la production de données. Pas celles directement liées au contenu, comme éditer une vidéo, transporter quelqu'un en voiture, mettre une photo en ligne, mais celle que l'on fait sans s'en apercevoir. Par exemple, lorsque nous améliorions une traduction, « taggons » une photo, répondons à «je ne suis pas un robot» en identifiant les animaux, les bateaux ou les passages piétons, en fait, nous travaillons à entrainer les machines, à améliorer les algorithmes. C'est grâce à ce type d'informations que les «intelligences» artificielles se perfectionnent et c'est la raison pour laquelle Casilli préfère parler d'intelligence artificielle «artificielle».

Après cette description minutieuse et instructive sur les types de digital labor, Casilli nous révèle les horizons du digital Labor pour terminer par souligner la nécessité d'un engagement politique. Malheureusement, dans cette partie, le sociologue relâche sa rigueur conceptuelle, pour laisser parler ses convictions. Même si l'on peut partager son point de vue sur plusieurs points, dont la précarité de ces nouveaux modes de travail, la non-reconnaissance des produsagers, cette partie saute rapidement d'un type à l'autre sans distinction, fait des généralités, nous présente 10 idées en un paragraphe, émet des exemples parfois contradictoires pour nous faire adhérer à son idée, parfois avec force. On commence à douter, pas sur les idées centrales, mais sur certains détails, certaines explications. On se dit que certains arguments pourraient très bien être autant valables pour définir le monde du travail contemporain, et non seulement être réservés aux plateformes digitales.

Pour la conclusion, Que faire?, deux pistes sont présentées. Une première : Que ce type de «travail» soit intégré dans celui plus traditionnel, reconnu, du salariat. Et une deuxième, que Casilli avantage, que ce travail garde sa configuration actuelle, extérieur à l'emploi traditionnel, mais qu'existe un revenu social numérique, versé indirectement par les plateformes numériques. Évidemment, on l'a compris, si les plateformes devaient rémunérer le digital labor, il est évident que « leurs modèles d'affaire actuels, [...] deviendraient non rentables, voire non viables. (p.317) » Mais c'est seulement de cette façon que ces plateformes parviendraient à atteindre les idées qu'elles défendent : d'émancipation des individus, de partage de la connaissance, de mise en commun des infrastructures, de la fin de la pénibilité du travail.

On sort de cette lecture avec le regard aiguisé, tellement aiguisé que l'on trouve maintenant suspicieux les félicitations du service marketing de chez Seuil pour avoir « gagné » à masse critique. C'est peut-être vrai que ça fait plaisir de recevoir un livre, de le lire, d'écrire-réécrire une critique, mais si l'on prend le point de vue de Casilli, on se dit que tout de même, si ce service marketing nous remerciait de faire la promotion de leur livre plutôt que de nous faire sentir privilégié ! c'est vrai que cela changera notre rapport à tout le contenu que l'on publie en ligne.
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