Commencé par Baldassar Castaglione vers 1513 et achevé autour de 1524, corrigé inlassablement jusqu'à sa publication en 1528 à Venise, le livre a été un immense succès européen, réédité, et traduit dans de très nombreuses langues. Créateur d'une figure emblématique d'homme de cour, qui se transformera progressivement en « gentilhomme » « honnête homme » « gentleman » il a eu une immense influence en son temps, et on retrouve les traces de son livre chez de nombreux auteurs, comme
Rabelais,
Montaigne,
Cervantès,
Shakespeare… Apparenté à la maison de Gonzague, il fait une carrière de courtisan dans différentes cours, a des activités diplomatiques qui lui permettent de connaître toutes les grands cours européennes de son temps, il fait également une carrière ecclésiastique, au service de la papauté. Il est donc un témoin privilégié de son époque, un observateur avisé des moeurs, et il a les moyens de comprendre et d'analyser la société de son temps, et au-delà le fonctionnement des sociétés et des rapports humains en général. Son livre qui précède la publication du Prince de Machiavel, pose en partie les mêmes questionnements, et donne en partie des réponses proches. D'une autre façon, plus légère en apparence.
Nous sommes dans la cour D'Urbino, une petite cour assez familiale, une sorte de cour modèle. le maître de maison, Guidebaldo Montefeltro est malade, et c'est son épouse, Elisabetta, qui ordonne les réjouissances. Chacun propose le meilleur jeu pour occuper la soirée : la proposition de décrire le courtisan parfait est retenue. le jeu va en réalité occuper quatre soirées, car le sujet est vaste, d'autant plus qu'il va vite dévier, prendre une vraie ampleur qui dépasse largement un jeu dans la bonne société.
Au cours de la première soirée, Ludovico, comte de Canossa, donne les qualités nécessaires au parfait courtisan. Il a bien sûr un
physique parfait, il est guerrier et sportif, mais il est aussi un homme de culture et de parole : aussi bien orale qu'écrite, il maîtrise la langue de son temps qu'il contribue à faire évoluer pour l'embellir. Et cela résume un peu l'essence du parfait courtisan : saisir l'air du temps, anticiper voir initier les changements nécessaires. Même s'il maîtrise parfaitement une culture traditionnelle, il ne s'y accroche pas exclusivement, il est conscient de la marche du monde. Sportif, artiste, orateur… il doit maîtriser énormément de disciplines.
Pendant la deuxième soirée, Federico Fregoso précise comment ces différentes qualités se traduisent concrètement. le courtisan doit agit et parler sans affectation ni ostentation, une désinvolture propre à l'homme de cour. La façon de dire, de communiquer, de faire les choses est aussi, voire presque plus importante, que le contenu de ce qui est dit ou fait. le courtisan est l'homme de la juste mesure, du juste milieu, ni trop peu ni trop en toutes choses. La capacité d'évaluer ce juste milieu est peut-être la capacité la plus importante pour un courtisan parfait.
En deuxième partie de soirée, Bernardo de Bibbiena évoque les facéties, permises ou non, le rire étant le propre de l'homme donc du courtisan.
Au cours de la troisième soirée, Julien de Médicis évoque le pendant féminin du courtisan, la dame de cour. Ce qui mène aux questions des différences de l'homme et de la femme, de sa supposées infériorité défendue par certains hommes, mais vivement réfutée par les intervenants les plus affûtés comme Julien de Médicis. La soirée se termine par l'évocation du courtisan et de l'amour.
La quatrième soirée qui termine le livre, couronne l'ensemble. Ottaviano Fregoso, censé reprendre les qualités du courtisan, révèle sa raison d'être. L'objectif principal du courtisan est de se mettre au service du prince, lui servir de conseiller, de guide, pour que ce dernier ne se laisse pas égarer par les mensonges flatteurs de ceux qui veulent profiter de lui pour servir leurs propres intérêts. le prince est exposé au risque de l'ignorance, de lui-même et des choses, par les propos faux et trompeurs. le pouvoir dont il dispose le prédispose à la violence, au mauvais gouvernement, qui provoque malheurs et souffrances de ses sujets et de lui-même au final. le rôle du courtisan parfait, est de lui éviter de devenir un tel fléau. Et c'est pour être efficace dans cette mission, que le courtisan se doit de se parer de belles manières, des talents artistiques. Il doit séduire, faire preuve de tact, donner du plaisir, pour amener le prince dans la bonne voie. Enfin,
Pietro Bembo conclut, en reprenant le thème de l'amour. Ce dernier n'est pas envisagé dans son aspect charnel, il s'agit plutôt d'une réflexion philosophique : la beauté (objet de l'amour) est un concept universel, qui mène à celui du souverain bien ou de Dieu (selon l'approche dans laquelle on se place). La recherche de la beauté, doit devenir pour un homme (courtisan) de bien, détachée du matériel, viser la recherche d'une transcendance, qui donne sens à la vie humaine, et qui débouche sur une forme de sérénité, de plénitude. le courtisan parfait devient l'égal des grands philosophes, tels que
Platon ou
Aristote, qui d'une certaines façon ont aussi été des conseillers de princes.
Il est impossible de résumer un tel livre, ou d'en faire, dans le cadre d'un commentaire sur internet une analyse fouillées, pour laquelle je n'ai pas forcément non plus les connaissances et compétences requises. Je vais juste souligner quelques aspects qui m'ont plus particulièrement frappés.
Déjà la forme, d'un dialogue, d'une discussion entre personnes réelles, qui rappelle bien sûr les dialogues philosophiques antiques, courante à la Renaissance, montre au-delà de l'apparente futilité d'une discussion mondaine, une ambition bien plus grande, mais comme le bon courtisan qui pare ses aspirations de dispenser des sages conseils sous les belles manières et l'enjouement, le livre révèle son ambition sous une première apparence séductrice. Il s'agit de délivrer le message sérieux d'une manière plaisante, qui donne envie au lecteur d'aller jusqu'au bout et d'intégrer les bons préceptes en ayant l'impression de se distraire. La notion de représentation, si importante pour le courtisan est parfaitement illustrée par le livre : l'auteur n'est pas présent, il rapporte des propos qu'on lui aurait rapporté, il est cité par certains protagonistes, il est là sans y être, metteur en scène d'un théâtre de marionnettes aux visages connus de ses lecteurs
Au-delà du spectacle, il y l'interrogation sur la façon d'organiser la société, du meilleur régime à mettre en place, et aussi de la finalité de la vie humaine, qu'est-ce qui donne à l'être humain sa plénitude, au-delà des satisfactions les plus immédiates, qui peuvent, surtout si l'homme y cède sans aucun contrôle de lui-même, mènent à une impasse. Certes, nombreux sont ceux qui y ont réfléchi, et Castiglione n'est probablement pas le plus original ni plus profond. Mais à un moment donné, dans un contexte donné, il essaie avec honnêteté de donner une réponse dont il est tout à fait conscient qu'elle n'est pas complètement universelle, même si certains concepts échappent au temps.
Certains pourraient peut-être penser que tout cela n'est plus d'actualité, que la Renaissance est bien loin. Et bien pas forcément. A titre d'exemple, l'auteur qui considère que la monarchie est le meilleur système politique (ce qui choque aujourd'hui bien sûr) conseille au prince de faire en sorte que la société soit composée d'individus que l'on dirait aujourd'hui appartenant à la classe moyenne. Car de très riches voudront, d'une façon ou d'une autre usurper le pouvoir. Et de trop misérables, qui n'auraient rien à perdre, risqueraient de provoquer des révoltes menant à la fin du pouvoir princier. La stabilité du pouvoir, et au-delà de la société repose donc sur les « moyens ». Peut-être à méditer par nos gouvernants ?