La crise actuelle de l'humanité est crise de la politique au grand sens du terme, crise à la fois de la créativité et de l'imagination politiques, et de la participation politique des individus. La privatisation et l'"individualisme" régnants laissent libre cours à l'arbitraire des Appareils en premier lieu, à la marche autonomisée de la techno-science à un niveau plus profond.
C'est là le point ultime de la question. Les dangers énormes, l'absurdité même contenue dans le développement tous azimuts et sans aucune véritable "orientation" de la techno-science, ne peuvent être écartés par des "règles" édictées une fois pour toutes, ni par une "compagnie de sages" qui ne pourrait devenir qu'instrument, sinon même sujet, d'une tyrannie. Ce qui est requis est plus qu'une "réforme de l'entendement humain", c'est une réforme de l'être humain en tant qu'être social-historique, un ethos de la mortalité, un auto-dépassement de la Raison. Nous n'avons pas besoin de quelques "sages". Nous avons besoin que le plus grand nombre acquière et exerce la sagesse — ce qui à son tour requiert une transformation radicale de la société comme société politique, instaurant non seulement la participation formelle mais la passion de tous pour les affaires communes. Or, des êtres humains sages, c'est la dernière chose que la culture actuelle produit.
"- Que voulez-vous donc ? Changer l'humanité ?
- Non, quelque chose d'infiniment plus modeste : que l'humanité se change, comme elle l'a déjà fait deux ou trois fois."
La prospérité a été achetée en 1945 (et déjà avant, certes) au prix d’une destruction irréversible de l’environnement … La sortie de la misère … ne pourrait se faire … que si l’humanité riche accepte une gestion de bon père de famille des ressources de la planète, un contrôle radical de la technologie et de la production, une vie frugale. Cela peut être fait, dans l’arbitraire et l’irrationalité, par un régime autoritaire ou totalitaire; cela peut être fait aussi par une humanité organisée démocratiquement, à condition précisément qu’elle abandonne les valeurs économiques et qu’elle investisse d’autres significations.
(éd. Seuil, La couleur des idées, 1990, p.170)
La philosophie et la démocratie sont nées à la même époque et au même endroit. Leur solidarité résulte de ce qu’elles expriment, toutes les deux, le refus de l’hétéronomie – le rejet des prétentions à la validité des règles et des représentations de ce qui se trouvent simplement là, le refus de toute autorité extérieure (même « divine ») et de toute source extra-sociale de la vérité et de la justice, bref, la mise en question des institutions existantes et l’affirmation de la capacité de la collectivité et de la pensée de s’instituer elles-mêmes explicitement et réflexivement. La visée de l’auto gouvernement n’accepte aucune limite externe…
François Dosse - Castoriadis, une vie .A l'occasion des "Rendez-vous de l'Histoire" de Blois 2014, rencontre avec François Dosse autour de son ouvrage "Castoriadis, une vie" aux éditions La Découverte. http://www.mollat.com/livres/dosse-francois-castoriadis-une-vie-9782707171269.html Notes de Musique : PORPORA - _Alto Giove_ from Polifemo. Free Music Archive.