AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Woland


Woland
30 décembre 2015
La Familia de Pascual Duarte
Traduction : Jean Viet
Présentation : Albert Bensoussan

ISBN : 9782020306485

Petit livre qui, en édition de poche, ne fait que cent quarante-cinq pages, "La Famille de Pascual Duarte", premier roman de son auteur qui n'avait alors que vingt-six ans, provoqua un grand scandale à sa parution en 1942, dans l'Espagne franquiste. On ne peut pourtant pas dire qu'il y soit question de politique et les personnages cléricaux qu'on y croise sont en général représentés de manière positive. Pourquoi dans ce cas un tel tollé officiel - et une telle admiration occulte ?

Eh ! bien, parce que l'on s'aperçoit très vite - en tous cas de nos jours mais les lecteurs des années quarante, encore tout secoués par la Guerre civile et perdus eux-mêmes dans un monde extérieur où la Mort régnait du Pacifique à l'Atlantique, en eurent certainement la prescience même s'il leur était peut-être impossible de l'exprimer clairement - que ce roman est la confession d'un psychopathe, d'un homme qui se dit poursuivi par une mauvaise étoile ensanglantée mais qui, si l'on fait fi de la tendance quasi générale de l'être ibérique (et méditerranéen) à monter pour un rien sur ses grands chevaux (tendance d'ailleurs admise par le héros lui-même), prend goût à cette destinée de malheur et de crime. Duarte n'est pas né par hasard sous une mauvaise étoile : il a recherché une étoile maudite pour naître juste sous ses rayons.

Duarte, qui a des origines portugaises par son père, est pourtant un assez joli garçon, pas bête du tout et qui ne rechigne pas à la besogne si on lui en propose. Evidemment - ce mot-là, vous l'attendiez, n'est-ce pas ? mais hélas ! il est presque toujours là quand on se penche sur la destinée d'un tueur (ou d'une tueuse) - le petit Pascual n'a pas vraiment eu une enfance heureuse. le père buvait, la mère se disputait avec lui, les coups pleuvaient, les querelles éclataient, aussi nombreuses que variées : la violence au quotidien. Pascual a une soeur, Rosario, sans doute la personne qu'il aimera le plus (et sans ambiguïté sexuelle, un peu comme il aurait aimé un jumeau), qui choisira le métier de prostituée dès ses quatorze ans afin de s'évader de leur sinistre quotidien. Et un petit frère, Mario, assez "lent" pour le dire avec la délicatesse voulue, enfant aimable et souriant par ailleurs, dont les cochons de la petite ferme mangeront les oreilles alors qu'il n'avait que quatre ans et qui ne vivra guère vieux - tant mieux, la vie n'est pas pour les faibles, surtout quand ils n'ont pas grand monde pour les défendre.

Pascual, lui, grandit plutôt bien mais c'est un impulsif et - la chose est amenée de manière extrêmement subtile - on perçoit tôt l'attirance qu'il éprouve envers le sang, la tristesse, la Mort - le crime. le roman constitue ses "Mémoires", mémoires qu'il compose dans sa cellule, pendant les mois qui le séparent de l'exécution finale (par garrot, cette horrible coutume espagnole) pour cause de matricide. Ils sont précédés par une "Note du Transcripteur" et la lettre d'accompagnement de Duarte lui-même à un ecclésiastique qui se montra particulièrement bon envers lui, et s'achèvent par cette phrase du Transcripteur qui reprend la main : "Que pourrais-je ajouter pour mon compte aux paroles de ces messieurs ?"

Le procédé, loin d'embrouiller le texte (ce qu'il eût peut-être fait si celui-ci eût été plus long), simplifie au contraire l'analyse du caractère du héros. C'est très tôt, je le répète, qu'on comprend que Pascual Duarte a une fascination pour l'acte de frapper, d'enfoncer, de tuer. L'étrange - et courte - scène durant laquelle il abat sa chienne, Etincelle, qu'il aimait pourtant très sincèrement mais parce qu'elle semblait le regarder à ce moment-là comme "un confesseur", résume à merveille l'âme du livre. Duarte ne saurait l'expliquer ainsi mais le Mal le domine - et ceci même quand il n'est pas vraiment sous l'effet d'une crise de colère. Il aime tuer, il le sent, il ne comprend pas ce besoin mais il se sait (ou se croit) damné pour l'Eternité.

Ce qui fait que, même s'il n'est pas question là-dedans de la Guerre civile (ou alors très, très vaguement et sans aucune préférence idéologique) et si le clergé est considéré de manière très bienveillante, comme on le concevait avant Franco et comme on le concevra après, "La Famille de Pascual Duarte", bien que, dès le titre, il pointe du doigt l'influence de l'enfance tourmentée du héros sur sa vie d'adulte, rejoint en quelque sorte le fameux "¡ Viva la Muerte !" que le général Millán-Astray lança à Miguel de Unamuno.

Ce roman concis et qui préfère sous-entendre qu'affirmer marque la fascination ibérique pour le sang et la Mort de la même manière que la corrida, tenue pour un art (et qui, sous certains aspects, si l'on respecte certains codes, l'est bel et bien) ET une boucherie. Planant sur chaque page du roman, l'ombre du Destin qui accompagne aussi bien l'animal que l'homme dans l'Arène : c'est ainsi, on ne peut y échapper. L'eût-il voulu que Pascual (qui s'en fait, pourtant, des promesses de ne pas recommencer ) n'aurait pu échapper à sa destinée. Il devait tuer.

Maintenant, tuer sa mère, c'est quand même énorme, dira-t-on. Mais la mère de Pascual ne l'aime pas, lui a très rarement manifesté de la tendresse et le considère elle-même comme un être à part, différent, "maudit." A la limite, elle eût préféré que la Mort emportât Pascual et non le petit Mario. Et cette haine larvée de la Mère, qui rappelle le théâtre antique dans une région sur laquelle il a de toutes façons eu une réelle influence, est comme l'épée de Flammes avec laquelle l'Ange vengeur biblique poursuit des personnages que Jéhovah lui-même a, il fil faut bien l'avouer, poussés au crime. En bref, Pascual Duarte est acculé à tuer sa mère comme, si l'on doit en croire la Bible, Caïn le fut mais pour Abel. Dans les deux cas, pour arriver à ses fins horribles, le "Dieu des Armées" utilise la faiblesse centrale de l'assassin : Pascual aurait souhaité que sa mère l'aimât et le protégeât, déjà de lui-même, et Caïn ne désirait rien tant que de voir son offrande acceptée avec autant de bienveillance par Yahveh que l'avait été celle de son frère.

Du coup, le lecteur est amené à se poser la question bien normale : dans ces deux histoires, qui, finalement, est le vrai responsable ? ...

Une réponse que le régime franquiste, la société qu'il protégeait et qui l'avait aidé à obtenir et à conserver le pouvoir, sans oublier tant et tant de siècles d'une rigidité religieuse qui fit prospérer l'Inquisition ne pouvait tolérer.

Et pourtant, même si Cela renia un certain moment le régime du Caudillo, il s'était bel et bien battu pour lui. Censuré par les autorités littéraires franquistes, il trouva le moyen de travailler lui-même en tant que ... censeur et il reste, indiscutablement, l'écrivain qui ressuscita la littérature espagnole en créant, à partir de "La Famille de Pascual Duarte", un genre nommé "tremendismo", qui accumule les personnages bizarres, amputés, etc ... et les détails les plus sordides d'existences qui ne sont guère aisées et se rapprochent le plus souvent d'une simple vie végétative. Répétons-le, en effet, Duarte n'a pas réellement conscience de son goût pervers - inné ou non, c'est à ses parents de nous le dire - pour le meurtre, le sang, la Mort. C'est quelque chose d'instinctif, d'animal que seuls ses efforts de conscience et d'intelligence lui permettent en définitive de reconnaître comme tel.

Camilo José Cela est donc un auteur espagnol à découvrir, si vous vous en sentez le courage. Il a écrit bien d'autres romans dont "La Ruche" en 1954, qui nous brosse un portrait saisissant de la vie dans le Madrid de Franco (contrairement à l'intrigue de "La Famille ...", vous trouvez là-dedans plus de trois-cents personnages) sans oublier, pour les amateurs de stylistes comme l'Irlandais James Joyce et / ou de William Faulkner, le roman "San Camilo - 1936", qui sortit en 1969.

Bref, un auteur important, une figure de la vie littéraire ibérique et que nous relirons certainement en 2016 puisque je vous annonce dès aujourd'hui que nous continuerons l'an prochain notre "Tour d'Espagne" littéraire si compromis par cette (censurée ) année 2015.

Et bien entendu, si vous voulez déjà faire sa connaissance et si ce que j'ai pu écrire de son premier roman vous intéresse, lisez dès maintenant "La Famille de Pascual Duarte" : sec, raffiné cependant, une merveille de non-dits et, déjà, un sacré tempérament d'écrivain. ;o)
Commenter  J’apprécie          120



Ont apprécié cette critique (10)voir plus




{* *}