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Critique de michfred


Féerie, c'est un antidote. Un anti-poison.

Écrit en deux fois, la première partie en 1952, la seconde, Féerie II, aussi appelée Normance, en 1954, toutes deux publiées ensemble, comme le voulait Céline, pour la première fois seulement en 1993.

Céline y ouvre comme le dit si bien Henri Godard, un « porche" sur la seconde partie de son oeuvre romanesque, après Voyage et Mort à crédit. Un" porche " sur la trilogie allemande, les errances pathétiques de Céline, Lili et Bébert dans l'Allemagne chaotique de la fin de la guerre, sur l'arrestation au Danemark et les deux ans de prison, sur le séjour dans la cabane « baltave ».

C'est là, justement , à Korsor, que Céline reprend la plume pour écrire Féerie , une fois sorti de prison. Il sait quelles charges pèsent contre lui : son antisémitisme viscéral, ses pamphlets, la collaboration par les mots plus que par les actes. Il craint le retour en prison.

Alors pour se défendre, il frappe.

Il provoque, il délire, il extrapole, il hyperbole, il vaticine, il entraîne dans une apocalypse gigantesque son lecteur, le saoule, l'étourdit, l'hypnotise, lui tire le feu d'artifices de son style. Plus fou, plus bleu, plus rouge, plus phosphoré que ça, tu meurs !

Le prétexte : un petit coup de nostalgie, et Céline retrouve sa Butte Montmartre en été 44, son appartement céleste au 5ème étage de l'avenue Junot, avec une vue imprenable sur tout Paris, il y revoit une visite, celle de Clémence Arlon, venue le prévenir que ça va mal, qu'il faut partir…ou alors venue repérer déjà ce qu'elle prendra chez Céline après sa fuite précipitée ?

Très vite, ce prétexte se perd, le fil se rompt et Céline raconte avec force détails scabreux son incarcération danoise, les bruits , les cris, les odeurs et les poisseurs de la taule, les douleurs de la pellagre, le harcèlement des gardiens, la promiscuité des voisins fous ou torturés…puis revient en 44, à Montmartre, le jour mémorable d'une embrouille avec son meilleur ami, le peintre montmartrois expressionniste Gen Paul, devenu dans le roman Jules, un sculpteur cul-de-jatte- scène qui est elle-même interrompue par un bombardement dantesque de la Butte.

Un tiers de prison, de plaintes et de ressassements exaspérés et douloureux, et deux-tiers de grand-guignol apocalyptique. Rien d'autre. Une nuit et un début de matinée. Plus de 600 pages, en tout.

Et pourtant, la magie opère.

Car cette Féerie, c'est du grand art !

Une Grande Chronique à la façon des récits médiévaux ou plutôt de leur pastiche le plus célèbre : les romans de Pantagruel et Gargantua de notre bon François Rabelais.

Les géants sont là. Un Géant passif, Normance, sorte d'Hippopotame placide et flasque, dont l'obésité fait écran aux écroulements, fait masse dans les failles et les crevasses ouvertes par les bombes et dont la tête enturbannée fait office de bélier pour enfoncer les portes. Et un Géant actif, le vigilant Ottavio de la défense …passive pourtant, sorte de Saint Christophe lumineux, enfantin, italien, qui porte les blessés, dans les escaliers branlants, écartant les ruines et qui les sauve avant de retourner à sa sirène d'alarme, une fois le calme revenu.

La Dive Bouteille est là : c'est le « vulnéraire » qui sauve, la potion magique qui revigore et qu'il faut aller quérir au péril de sa vie de l'autre côté du monde- c'est-à-dire de l'autre côté du couloir de la bignolle, Mme Toiselle, la pipelette, sorte de Charon des âmes perdues, figure tutélaire tantôt ridicule, tantôt effrayante avec ses clefs qui interdisent et sa clochette qui dénonce.

Panurge- l'artisan de tout, en grec- est là : le Grand Fornicateur- il a même essayé de peloter l'incorruptible Lili !- et le Grand Dénonciateur : juste avant le Bombardement Dernier n'a-t-il pas traité Céline de Boche devant tout le monde ? Et surtout le Grand Orchestrateur : c'est lui le fou céleste, le cul-de-jatte à roulettes, qui monté, dieu sait comme, sur le moulin de la Galette, commande aux bombardiers alliés et orchestre de sa canne d'infirme le tir des bombes sur la Butte, tout en virevoltant dans sa caisse roulante, sur l'étroite plate-forme du moulin, sans rambarde, au-dessus du vide en flammes !

Dans ce maelstrom rabelaisien, une petite humanité pitoyable. Les moutons de Panurge réfugiés sous la table de la concierge, sous la garde vigilante du bon chien Pirame, gentil Cerbère - c'est le petit peuple de l'immeuble : résistants aux aguets, petites filles pisteuses et vicieuses, vieilles chipies, pleutres, évanescentes ou ivrognesses, hommes sans tête et sans couilles - et le docteur Destouches sans seringue- ou faut-il dire Céline sans papier – la pénurie de l'écrivain- bientôt sans éditeur et peut-être sans lecteur, le chat Bébert, introuvable et fugace diablotin qui se joue du feu et des bombes, et la belle danseuse intrépide, agile, forte et rieuse, Lili, Lucette- ici baptisée Arlette, en hommage peut-être à Arletty, amie de Céline.

J'allais oublier le Fantôme de cette Grande Chronique fantasque et épique : Norbert alias le Vigan, alias La Vigue, acteur fascinant au regard fixe et fou, le seul à ne rien percevoir de l'Apocalypse ambiante car il PRÉPARE UN RÔLE !! Il s'apprête à recevoir le Pape -tiens, tiens, revoilà Rabelais !- et aussi Churchill !

Du grand délire ! Et pourtant que de finesse - que d'habileté !

C'est à la féerie de son style que Céline, l'écrivain aux abois, convie son lecteur, c'est à ce lecteur qu'il s'adresse, avec lui qu'il dialogue- esquivant ou prévenant les reproches et les coups!

Vous trouvez que j'en fais trop ?... que j'exagère ? …que je perds le fil ? … que je yoyote ? …z'en verrez des chroniqueurs comme mézigue ! …fidèle ! …précis ! …sérieux et tout ! comment que je m'évertue à la rigueur scientifique ! … que je m'applique !.. que c'est perdu pour vous autres, un « marrateur »pareil !

Et que je dynamite la syntaxe ! …que je féconde la morphologie !.. que j'ensemence le vocabulaire !...comment j'invente un parler racaille ! …comment je me fous du conditionnel : vous en perderiez votre latin, tout Pline que vous êtes !

Et puis du rythme !... une façon de vous déplacer frivole l'adjectif !...de faire danser les énumérations !...de faire planer les petits points !... de syncoper l'exclamative !...une petite polka des mots… rien que pour vos esgourdes ! la goualante popu' et la Grande Musique aussi !... ma chanson du Règlement pour toute la première partie, histoire de mettre un peu de joyeuseté à la Bruant dans le prélude- et de piger qui c'est la « carogne » à qui je « ferai dans les mires deux grands trous noirs » !...et pour la Musique la Grande, des airs d'opéra - la lettre de la Périchole et les duos de Mimi-Rodolphe entre les broum- broum tonnant des bombes !... Toute la gomme on vous dit !...on ne lésine pas !...

Mais voilà que je m'emballe, moi ! Tout doux, Michfred ! n'est pas Céline qui veut ! …c'est que je suis emballée, aussi !...

Un vrai morceau d'anthologie !...rabelaisien, outrancier, baroque ! Un régal stylistique, des personnages épiques, une chronique fantastique, qui font oublier l'exil, la prison, les lendemains qui déchantent- et redonnent à l'écrivain traqué, au paria parano l'estime de ses lecteurs et, il le dit, celle de lui-même. Mériterait une ville, tiens : Célingrad !

Féerie, oui, c'est un antidote à la réalité, un élixir de Création, une décoction de Vie, un vulnéraire contre la poisse : la Dive Bouteille du Style, rien qu'elle, surtout elle, elle encore et par-dessus tout !


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