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Critique de Nastasia-B


Aujourd'hui, attention, danger ! Je m'en viens vous recauser du CAS CÉLINE et ça ne va jamais tout seul. Pour Céline, il y a les pro, farouchement pro, et les anti, farouchement anti. Au milieu, un maigre contingent de personnes qui se regardent en se grattant les tempes et en ne comprenant pas pourquoi au juste tout ce vacarme autour d'un homme, d'un écrivain, qui n'était pas fait pour les laisser indifférents et qui pourtant les laisse sans opinion.

J'ai exprimé dans une critique combien j'étais fan du Voyage au bout de la nuit. J'ai exprimé dans une autre critique sur l'un de ses pamphlets combien je ne souhaitais pas me tromper de cible, ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain mais dire tout de même combien me révulsait ce que ce livre avait de révulsant à mes yeux.

Or, de tout ça finalement, je me rends compte que le débat sur l'homme prend très souvent le pas sur les débats sur le littéraire. Alors pour tâcher de trancher là-dedans, je m'en viens brandir Marcel Proust, qui, en sa qualité de " juif, pédéraste et mondain " était l'exacte image, le vivant portrait de tout ce qu'exécrait le plus Louis-Ferdinand Céline. Que dit Marcel Proust dans sa critique de Sainte-Beuve ?

« L'oeuvre de Sainte-Beuve n'est pas une oeuvre profonde. La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon Paul Bourget et tant d'autres, le maître inégalable de la critique du XIXe, cette méthode, qui consiste à ne pas séparer l'homme et l'oeuvre, à considérer qu'il n'est pas indifférent pour juger l'auteur d'un livre, si ce livre n'est pas " un traité de géométrie pure ", d'avoir d'abord répondu aux questions qui paraissent les plus étrangères à son oeuvre (comment se comportait-il, etc.), à s'entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances, à interroger les hommes qui l'ont connu, en causant avec eux s'ils vivent encore, en lisant ce qu'ils ont pu écrire sur lui s'ils sont morts, cette méthode méconnaît ce qu'une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu'un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre coeur. Cette vérité, il nous faut la faire de toutes pièces et il est trop facile de croire qu'elle nous arrivera, un beau matin, dans notre courrier, sous forme d'une lettre inédite, qu'un bibliothécaire de nos amis nous communiquera, ou que nous la recueillerons de la bouche de quelqu'un, qui a beaucoup connu l'auteur. »

Je partage entièrement et j'applaudis chaleureusement l'analyse de M. Marcel Proust. Je suis de celles qui considèrent que si l'on a des choses à reprocher à la littérature de M. Louis-Ferdinand Céline — j'entends par là ses romans bien sûr et non ses pamphlets — si l'on a des choses à reprocher à la littérature de Céline, donc, il faut les lui reprocher sur le plan littéraire et non sur un quelconque autre plan. (Les pamphlets c'est tout à fait autre chose car ça se prétend développer quelque chose dans les idées et là, bien sûr, on peut et l'on doit cracher sur les idées quand elles ne nous conviennent pas.)

Je suis de celles qui admirent presque jusqu'à la sacralisation le Voyage au bout de la nuit, pourtant, j'ose prétendre que littérairement, Céline s'est trompé à de nombreuses reprises. Et c'est là-dessus qu'il convient de l'attaquer sur sa littérature si l'on souhaite l'attaquer, plutôt que sur tout autre aspect de sa personnalité.

Oui, Céline s'est trompé. Il a pensé qu'il suffisait d'un style pour faire un grand roman. Or non. le style est un ingrédient principal de la recette, essentiel même — comme la farine pour le pain — mais c'est loin d'être le seul en cause. Combien de baguettes ratées s'appuyant sur une farine d'exception ? Et même à supposer que tous les ingrédients soient parfaits, que la recette et la boulange soient admirables, il reste la cuisson, et, à elle seule, elle a le pouvoir de tout gâcher ou de tout magnifier.

Face au succès du Voyage, animé par un style il est vrai tout à fait nouveau pour l'époque et ô combien époustouflant, Céline a cru que cela suffisait or, les chiffres parlent d'eux-mêmes. Aujourd'hui, 5 janvier 2018, sur Babelio : Voyage au bout de la nuit = 13871 lecteurs, Mort à crédit = 2648 (soit moins de 20 % du précédent), D'un Château l'autre = 710 (soit 5 % du Voyage), Casse-Pipe = 490 (soit 3,5 % du Voyage). Je m'arrête ici et je ne compte que les 4 romans les plus lus de l'auteur. Constat accablant : le style est toujours là mais pas le succès. Pourquoi ?

J'ai essayé d'analyser ce que j'aimais vraiment dans le Voyage. Les trois premiers " épisodes " sont pour moi et resteront un must. (Et je pense pour des siècles.) Ce que j'entends par les " trois premiers épisodes ", ce sont premièrement les réalités concrètes du front lors du début de la guerre de 1914. le deuxième concerne une colonie imaginaire et composite d'Afrique sub-saharienne. Enfin le troisième touche à, ce que j'appelle de façon simpliste, l'Amérique.

Entre ces trois épisodes on trouve des transitions plus ou moins longues, l'une d'elle, assez longue correspondant à la vie sur l'arrière pendant la Première guerre mondiale. Mais dès le retour d'Amérique et jusqu'à la fin, excepté un bref intermède à Toulouse, tout le reste n'est qu'un seul et même épisode couvrant plus de la moitié du roman, ayant lieu en proche banlieue parisienne et s'étalant sur une dizaine d'années (un peu plus, un peu moins, on ne sait pas trop).

Or, quand je parle un peu autour de moi, je m'aperçois que tous ou presque, parmi ceux qui ont apprécié le roman, gardent un souvenir ému des trois fameux premiers épisodes et que peu me parlent de la suite. (L'explosion du clapier à lapin, le meurtre de la vieille, les affaires de coeur de Robinson, etc.) Peut-être est-ce justement dû au fait que l'auteur a fait un effort de concision, de symbolisation plus marqué pour ces épisodes qui correspondaient à une réalité vécue par lui depuis plus longtemps.

Tandis que l'autre, la banlieue, il la vivait encore lors de l'écriture et ça se sent, ça se vit, ça s'éprouve… On sent le marasme, le gris, la noirceur, la suffocation du quotidien, plein la figure à longueur de pages. Peut-être a-t-il moins condensé cette partie, peut-être aurait-il dû, qui sait ? Peut-être Gaston Gallimard avait-il raison lorsqu'il a refusé le manuscrit prétextant qu'il fallait faire des coupes ?

Je ne suis pas capable de répondre, je ne fais que constater les effets de l'oeuvre sur ma propre jouissance de lecture et je constate qu'elle est superbe et maximale pour les trois épisodes en question et qu'elle a décliné par la suite, notamment dans le dernier quart du roman. C'est tout, rien de plus.

Toutefois, j'ai pu interpréter un peu mieux mon ressenti en lisant l'essai (assez ardu à lire, j'en conviens mais très intéressant) de Mikhaïl Bakhtine qui s'intitule Esthétique de la création verbale. Dans cet essai, le critique analyse le rapport de l'auteur à son héros et cela m'a permis de comprendre ce qui me plaisait moins dans la fin de roman et qui me semble différent dans les fameux trois épisodes.

Le personnage de Robinson, qui devient prépondérant justement dans cette fin de roman m'apparaît être une béquille maladroite. Il n'a aucune épaisseur, ce n'est qu'un dédoublement de Bardamu ayant pour unique fonction de permettre à Bardamu de continuer d'exprimer son jugement. Je dirais même que tout est un dédoublement de Bardamu dans la longue partie parisienne.

On voit Bardamu, on entend Bardamu, on parle Bardamu, on perçoit Bardamu et à propos de quoi ? de Robinson, qui n'est autre qu'une image affadie de Bardamu dans un miroir. Bardamu devient le castelet dans lequel les pantins jouent leurs scènes, or de pantins il n'y en a qu'un, et c'est Robinson. D'où mon manque d'intérêt dans cette partie et que j'ai revécu ici dans Mort à crédit même si Bardamu ne s'appelle plus Bardamu mais simplement Ferdinand.

Dans les trois épisodes sus-mentionnés, c'est Bardamu le pantin qui s'agite dans un décor donné et là c'est intéressant, captivant, même. Car au fond, le style de Céline fait des merveilles quand il veut dynamiter un système, c'est-à-dire quand il tient un propos résolument anarchiste. Par la suite, quand il essaie de devenir petit bourgeois (car qu'est-ce d'autre qu'un médecin dans la société d'alors ?), il y a dissonance selon moi.

C'est là qu'il s'est trompé, tel que je le comprends, sur ce qui faisait son succès. Il pensait que c'était son style or c'était une combinaison entre style et propos. Quand le propos change, qu'il cesse d'être anarchiste pour devenir un peu geignard, pour dire que tout est mal et que tout va mal et bien je m'ennuie. Ici, dans Mort à crédit, l'auteur a poussé son style jusqu'à l'outrance, dans le but de taper encore plus fort, de marquer encore plus les esprits mais, hormis les vrais aficionados de Céline, ça fait globalement flop ! car un roman c'est plus que ça, beaucoup plus que ça.

Alors quand ici, l'auteur essaie de nous intéresser à ses jeunes années, il n'y a pas vraiment de propos particulier, si ce n'est : « écoutez-moi vous parler de moi-même quand j'étais petit, comment je suis devenu l'extraordinaire moi-même, sordide parmi les sordides, tous plus sordides les uns que les autres dans mon petit théâtre sordide. » Les scènes pléthoriques de premières expériences professionno-sexuelles dans Paris, le voyage linguistique à Folkestone, les parents, le long passage avec le pseudo-journaliste pseudo-inventeur Courtial des Pereires (alias Henry de Graffigny dans la réalité), le chanoine, les patates en Picardie etc., etc., etc., etc. Quel ennui malgré le style : je n'en retire rien. Pas même franchement un plaisir à la lecture, malgré le style je le répète. C'était donc bien l'anarchisme du Voyage que j'aimais, pas le nihilisme glauque exubérant, ventripotent développé dans Mort à crédit.

Car ici, quant au style, y a rien à dire sur le style, rien à reprocher au style, c'est du Céline meilleur cru, c'est toujours aussi féroce, toujours aussi puissant, mais c'est sur l'organisation et les fins du roman que je m'interroge surtout. Ce n'est finalement rien beaucoup plus qu'une succession d'anecdotes creuses, plus ou moins réelles, plus ou moins retouchées, beaucoup retouchées même, dans le but d'être encore un peu plus glauques, encore un peu plus outrées, car Céline met toute la gomme, il pense que c'est là que réside son succès alors il en rajoute, il en fait des tonnes, devient baroque : ça lui suffit pas, il en remet un petit coup jusqu'à patauger franchement dans le rococo, la turgescence… et, pour moi, l'overdose.

Car voilà, ces successions d'anecdotes vraiment pas sensationnelles en soi, présentées à peu près de façon chronologique, en ayant délayé au maximum là où il aurait peut-être mieux valu faire réduire le potage pour n'en garder que la quinte essence, eh bien oui, malgré tout le respect que j'éprouve pour ses talents de maniement de la langue, je ne trouve pas ça très captivant, dès qu'on sort de l'examen du style, et encore.

Est-ce qu'un roman n'est qu'un exercice de style ? Les gens qui admirent l'Oulipo vous répondront peut-être que oui, mais moi en tout état de cause, je vous dis non. Et ma conclusion de tout ça, tout bien pesé, c'est que l'ami Céline fut sans doute sans le savoir le premier, tout premier représentant de l'Oulipo, sans le savoir, sans le vouloir, il aurait crié que non, surtout pas, mais en fait si.

Dans les trois épisodes du Voyage qui m'ont tant plu, il y avait une condensation, une synthèse, une digestion de l'information. Il ne s'étalait pas sur des pages et des pages d'une logorrhée basse densité. Tout était percussion, tout était impact et tout faisait mouche mais en fait, je crois que c'est un peu par hasard, parce qu'il voulait dire ça en passant avant d'arriver à sa conclusion. Or sa conclusion nous est égale et c'est le " en passant " qui nous captive. Dès qu'il ne fait plus du " en passant " (c'est-à-dire en synthétisant sa perception sur un phénomène plus vaste que lui-même), je m'y ennuie et ce malgré le style, malgré les fulgurances.

Bien entendu, ce n'est là qu'un avis, un simple petit avis, plus critiquable plus insignifiant peut-être que jamais. Pas grand-chose, soyez-en certains.
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