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Critique de Woland


SBN : 9782070376926

Sur un plan purement technique et bien qu'il soit le second roman de son auteur, "Mort A Crédit" précède le "Voyage Au Bout de la Nuit." Tout simplement parce qu'il effectue un retour, sacrément pimenté, sur l'enfance et l'adolescence du jeune Louis - Ferdinand. Pimenté et sans pitié. L'essentiel de la haine que Céline portera en lui toute sa vie contre l'Autorité et toutes les figures qui la symboliseront, sa volonté farouche de provoquer, fût-ce parfois pas très intelligemment, tout ça y trouve ses racines, tordues, énormes, difformes même pour certaines. Mais les plantes qu'elles donnent sont si belles ...

Comme il le fera plus tard dans "Guignol's Band", pour lequel Denoël vint le voir en lui disant, accablé : "Mais on n'y comprend rien !", Céline déstabilise son lecteur dès le début en l'emportant dans une sorte de délire où se mélangent des bribes et des bribes - réelles ou rêvées ? - de sa vie. Si on n'avait peur de le vexer au Paradis des Ecrivains de Génie Les Plus Haïs Par Les Crétins Redondants, on évoquerait volontiers la tornade diabolique qui, dans le Kensas de Franz Baum, emporte la petite Dorothy au Pays d'Oz. Seulement, avec Céline, la petite Dorothy, c'est vous, c'est moi, c'est tout lecteur digne de ce nom, et le Pays d'Oz, bien sûr, c'est le Pays de Céline. Seul point commun entre les deux : s'il y a des monstres à Oz, il y en a aussi chez Céline mais alors, ceux-là, franchement, faut pas les faire voir à n'importe quelle petite tête blonde - même de nos jours, avec Internet, Hollande et Valls à la télé et tout ça ...

D'abord, y a les parents de Céline. le Père, le Géniteur. Raide, digne, ayant voué sa vie aux assurances (quel beau mot ! ) et aux comptes (quel beau mot aussi, pour certains ! ),trimant en vain pour une augmentation que pourrait lui apporter la maîtrise de le technique, toute neuve, de la dactylographie - maîtrise que, bien entendu, il n'arrive pas à acquérir. Les descriptions du père Destouches, Le Normand, face à cette foutue machine à écrire dernier cri (et à l'époque, croyez-moi, c'était encore pire que les toutes dernières épaves à frappe mécanique qu'il nous arrivait encore de dénicher, dans les années quatre-vingt, dans telle ou telle antique officine, chez les huissiers par exemple, ces monstres qui, par ailleurs, avaient le mérite de vous faire des doigts d'acier, dignes de Robocop en personne ), peintes par l'encre empoisonnée de son rejeton, sont tout simplement épiques. Surtout que le type est plutôt costaud, la machine aussi et qu'ils finissent par en arriver tous les deux aux ... ma foi, comment dire ? ... aux mains et aux touches ! Et tout cela, bien sûr, par la faute de notre Ferdinand qui fait rien qu'énerver son père, ce fils indignement dégénéré !

J'ai eu la chance - si l'on peut dire - de connaître un père du même modèle dont le plaisir le plus merveilleux était, outre de "corriger" son fils à la ceinture (parfois pour rien de valable, d'ailleurs), de l'insulter, de le traiter de tous les noms, de lui prédire un avenir de poubelle, bref, de le rabaisser systématiquement et en le piétinant avec frénésie pour faire bonne mesure. Ce genre de choses - ce type de pères met d'ailleurs un temps incroyable à le comprendre - ça ne peut pas durer éternellement. le jour arrive où le "petit", brusquement devenu aussi grand et aussi costaud, vous rend la politesse avec tous les raffinements du genre. C'est le jour, fameux entre tous, où le Fils "tue" le Père - le jour où, dans "Mort A Crédit", Céline "tue" enfin son Géniteur.

Mais il a beau être Céline, il est comme tous les ados, comme tous les enfants que nous avons été : il "tue", oui, mais il le fait autant par légitime défense que par vengeance et si la rage lui vrille le coeur, ce même coeur verse aussi ses ultimes larmes sur le Père qui aurait pu être - et qui n'a pas été, qui ne sera jamais. Cela se passe au dernier tiers du livre et c'est d'une beauté, d'une grandeur, ça véhicule une émotion si intense que l'on ne parvient pratiquement pas à en dire plus.

Et puis, comme l'eût chanté Brel, et puis, il y a la mère. Bretonne, elle et "calancheuse." On ne sait pas très bien ce qui est à l'origine de sa boiterie mais une chose est sûre : cette femme est de la race de ces mères, bretonnes ou pas, qui sont plus des épouses que des mères. Oh ! Elle n'est pas dure avec son fils, elle l'aime, à sa manière. C'est-à-dire qu'il doit s'incliner devant le Père-Roi, le Père-Qui-Sait-Tout, le Père-Brutal, le Père-Monarque-du-Ceinturon, qui envoie valdinguer la mère autant qu'il envoie valdinguer son fils mais qui est "le Chef", l'"Autorité." Mme Destouches appartient aussi à l'espèce, si dérangeante et qui m'a toujours donné envie de vomir (oui, des mères comme ça, j'en ai bien connu aussi, toutes les chances, on vous dit !) de ces femmes qui donnent toujours, en pleurnichotant bien fort, tort à leurs enfants et raison à leur mari (ou compagnon). Si le jeune Céline se fait battre, même pour pas grand chose et dans des proportions que ne mérite pas la sottise qu'il vient de faire, c'est sa faute. Son père le bat, son père l'insulte, son père le rabaisse, son père le serpilliérise, son père le piétine, son père lui fendrait la colonne vertébrale, oui, bien sûr mais attention : POUR SON BIEN.

C'est beau, quand même, l'amour d'une femme pour son époux, hein ?

Et puis, Mme Destouches, elle adore faire toujours plus qu'elle ne devrait en faire - notamment à cause de sa jambe. Est-elle née avec une mentalité de martyre ou est-ce un acquis de l'existence ? Perso, je dirai un mélange des deux - et c'est incurable . le spectacle est outrancier, pitoyable, émouvant, on a pitié d'elle tout en ayant envie de lui flanquer des rafales de gifles et de la ligoter sur son lit pour qu'elle se repose enfin, et cet amour qu'elle a pour SA souffrance, SON statut d'épouse et de mère parfaites (du moins le croit-elle), franchement, ça m'a donné je ne sais trop combien de fois l'envie de gerber.

Petits bourgeois sans grande intelligence et sans un seul atome d'imagination, momifiés vivants dans leurs certitudes que la terre est plate et que le Soleil tourne autour, convaincus, à chaque mois qui passe, qu'ils ont donné le jour à un enfant quasi démoniaque ou qui, en tous cas, causera leur perte, jamais ils n'essaient de comprendre le phénomène que, pénomènes eux-mêmes, ils ont mis au monde. Ferdinand a toujours tort, Ferdinand est un misérable, Ferdinand ne sait plus quoi inventer, Ferdinand est impossible, Ferdinand finira, qui sait ? sur l'échafaud. (C'est très bien : comme ça, pour une fois, il donnera enfin raison à ses parents. ) Pour le petit garçon, ça allait un peu mieux du temps de la grand-mère Caroline - sa grand-mère maternelle - la seule, avec l'oncle Edouard, le frère, lui, du côté là encore maternel, non seulement à vouer à l'enfant une affection sincère mais toujours prêts à le faire vivre et à le laisser vivre tout en lui indiquant les garde-fous nécessaires. Mais grand-mère Caroline meurt trop tôt.

C'est le lot des bonnes grands-mères. Vous avez connu, vous aussi ? Elles font ce qu'elles peuvent pour vous et puis, elles sont obligées de partir et de vous laisser au milieu des monstres du Pays d'Oz - ou du Pays de Céline ... ou de votre propre Pays. N'empêche : elles vous insufflent l'une de ces forces morales qui jamais, quelque piège que vous tendent vos chers parents, ne vous quittera ... Merci à vous, grands-mères ! ;o)

Vous décrire la mort de la grand-mère Caroline, les si belles pages que Céline le Cynique, l'Affreux, le Collabo, le Calomnié, le Haï, le Génie, dédie à cette femme, serait inutile : pour mieux comprendre un tout petit morceau du puzzle Céline, mais un morceau décisif, il vous FAUT les lire.

Heureusement qu'il reste l'oncle Edouard. L'oncle Edouard aime sa soeur (en toute justice, le jeune Ferdinand lui aussi préfère sa mère à son père car il voit bien l'état lamentable dans laquelle elle se met, poussée à la fois par sa triste existence et aussi par les failles de son caractère, et puis, une mère, on n'en a qu'une : c'est bien ça, le problème ! Et un foutu problème de merde ! Lâchons-nous, oui : vous verrez, si vous ne l'avez déjà expérimenté et si vous êtes un minimum au-dessus de la moyenne : le seul Véritable Problème qu'on a dans Sa Vie, c'est sa Mère : bonne, on s'effondre quand elle n'est plus là et tout n'est plus que douleur ; mauvaise, on s'effondre aussi car ses coups et les affrontements, verbaux ou physiques, avec elle, vous manquent tout aussi douloureusement - fin de l'aparté, les potes, on passe à autre chose ou on essaie, capice ? ) mais il aime aussi son neveu dont il devine la sensibilité, l'originalité profonde et l'intelligence non moins réelle d'enfant probablement surdoué sous ses airs de cancre buté.

Après l'"héneaurme" bagarre avec le Père-Géniteur, l'Oncle Edouard confie son neveu comme apprenti à l'un de ses amis, un drôle de type, à vrai dire, le Courtial des Pereires, une véritable encyclopédie vivante, qui joue aux courses, mène une vie de bâton de chaises, dirige une revue, "Le Génitron", traitant de toutes les inventions possibles et imaginables, prône le plus léger que l'air, fait des excursions, tout à fait accablantes en ballon et qui, peu à peu, sans que l'un ou l'autre en ait pleinement conscience, devient, en quelque sorte, le "Père spirituel" de Ferdinand.

Oui, ça aussi, on a connu. Enfin, les plus chanceux d'entre nous. Là aussi, j'en étais (Eh ! Quand on s'est farci tous les autres, on a tout de même le droit d'avoir un père spirituel, non ? ). Vu mes repères personnels, je ne puis dire que Courtial des Péreires - dont ce n'était d'ailleurs pas le vrai nom - était un saint, pas même un exemple fabuleux à suivre. Mais il avait ce truc ... Ce truc merveilleux : l'imagination, le rêve, ce désir de s'allonger dans l'herbe et de contempler les étoiles, la curiosité de savoir ce qu'il y avait au-delà ... Voilà : il voulait toujours apprendre, toujours en savoir plus. Sur l'univers, sur soi même - pas sur ses voisins.

L'influence, sur Céline, de cet homme à la fois si brillant et si exaspérant, si irresponsable et si égoïste envers sa femme et pourtant si aimant et si aimable, sera si décisive que son décès (ou plutôt son suicide) poussera le tout jeune homme à s'engager. L'Oncle Edouard lui conseille bien de ne pas agir sur un coup de tête mais ce n'est pas possible. D'ailleurs, nous sommes encore en 1911 et personne ne peut savoir que, trois ans plus tard ...

Les trois coups vont sonner pour le "Voyage au Bout de la Nuit", pour la vie d'homme de Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline. Il a "tué" son Géniteur qui, d'ailleurs, ne l'aimait pas et même, redoutait son étrangeté, tout ce qui ne cadrait pas avec sa raideur, avec ses certitudes d'homme bien-pensant. Et son Père spirituel, lui, s'est tué parce qu'il n'en pouvait plus. La Vie n'est pas tendre, elle est cynique, elle aime ça, le cynisme ... et pourtant, avec tout son cynisme et ses grimaces affreuses, avec toutes ses douleurs et ses injustices apparentes, elle nous apprend tant de choses. Si elle ne nous brise pas, elle nous fortifie à jamais.

C'est ce qu'elle a fait pour Céline. Dans le fond, Céline, la Vie l'a beaucoup aimé. Mais quand il a saisi la comédie qu'elle lui avait jouée, il était entré dans une autre Vie. Sûr, qu'il a dû être vachement étonné. Sûr aussi qu'il a dû s'en payer une sacrée tranche en comprenant l'astuce. Faites comme lui : lisez "Mort A Crédit" et, par pitié, réservez toute une étagère à son auteur. Oubliez les libelles où il aurait mieux fait de fermer sa grande gueule et ne prêtez l'oreille qu'à l'écrivain qui pense, réfléchit et se dit quand même : "Non, arrête, Ferdinand : là, t'es plus Céline. Alors, écris et fais pas de la politique. Surtout que, si, question écriture, tu sais sacrément bien tricher, question politique, t'es fin nul.";o)
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