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Don Quichotte tome 1 sur 2

Jean Canavaggio (Éditeur scientifique)César Oudin (Traducteur)Jean Cassou (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070379002
634 pages
Gallimard (22/01/1988)
4.11/5   400 notes
Résumé :
Edition enrichie (Introduction et notes)

« Dans un village de la Manche dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas si longtemps, un de ces hidalgos à lance au râtelier, bouclier antique, maigre rosse et lévrier courant. Un pot-au-feu plus vache que mouton, du ragoût tous les soirs ou presque, des lentilles le vendredi, quelque pigeonneau le dimanche en plus de l’ordinaire consommaient les trois quarts de son bien. Le reste filait ave... >Voir plus
Que lire après Don Quichotte, tome 1Voir plus
Critiques, Analyses et Avis (38) Voir plus Ajouter une critique
4,11

sur 400 notes
J'ai longuement hésité avant d'écrire une critique sur le tome 1 du Quichotte.

Quoi écrire que vous ne sachiez déjà ? Quoi écrire, du haut de mon insignifiance, qui puisse vous enjoindre ou vous dissuader de lire cette oeuvre après que des très grands l'ont commentée, analysée, décortiquée, pris appui dessus ou, au contraire, lui ont volontairement tourné le dos, preuve s'il en est de son importance ?

De simples impressions de lecture, c'est tout ce que je sais faire, et encore, pas des plus fraîches, ces impressions, car je ne l'ai pas relu tout à fait récemment.

Tout d'abord, Don Quichotte, c'est l'exemple parfait de l'incarnation d'un portrait type, un personnage qui est rentré dans la culture collective de l'humanité, comme dans l'expression populaire de tout un chacun « se battre contre des moulins ».

Ils ne sont pas si nombreux les romans (ou toute autre forme d'écrit) ayant marqué d'une telle empreinte l'inconscient collectif. Il y a probablement le Gargantua de Rabelais, le Don Juan de Molière, le Faust de Goethe, le Frankenstein de Mary Shelley, le Quasimodo d'Hugo, le capitaine Nemo de Verne, le père Ubu de Jarry, lequel tient sûrement beaucoup de son grand frère espagnol. Je sais qu'on pourrait encore en citer quelques uns, voire quelques dizaines au grand maximum, dont bon nombre issus de la BD franco-belge d'après guerre, mais dans l'ensemble, ils ne sont pas très nombreux, et celui-ci, sans être nécessairement le premier (Ulysse aurait sûrement plus d'arguments pour revendiquer ce titre), marque un tournant dans l'histoire mondiale de la littérature. Un peu comme après la basilique de Saint-Denis, on ne construira plus jamais un édifice chrétien exactement de la même façon, une porte s'est ouverte, un passage s'est offert. Ce n'est pas nécessairement la plus grande réalisation de ce style, mais c'est celle sans laquelle rien ne serait arrivé.

Don Quichotte (on devrait d'ailleurs écrire Don Quichotte et Sancho Pança, car c'est le couple qui est génial, pas de Laurel sans Hardy, pas de Quichotte sans écuyer) est donc un symbole, symbole d'un monde en mutation en sa qualité autoproclamée de chevalier errant, vestige des temps révolus du moyen âge, symbole d'un renouveau de l'écriture qui ose se gausser des chansons de gestes et autres oeuvres passées de mode, symbole de l'Espagne et de ses emblématiques moulins qui tournent et qui tournent sans forcément avoir grand chose à moudre, symbole d'une Espagne elle aussi vestige, celle qui dominait le monde et qui va très bientôt entamer son déclin.

Miguel de Cervantès a donc eu, certes ce génie de la création littéraire, mais aussi, et peut-être, surtout, ce génie de trouver un étonnant baromètre pour annoncer les temps à venir. Voilà, en gros, en très gros, les impressions que m'ont laissées Don Quichotte.

J'ai souvenir également d'une lecture particulièrement drôle et efficace au début, peut-être jusqu'au premier tiers, d'un milieu de roman qui, sans être désagréable, m'a semblé un peu lassant à la longue et redondant par ses situations toujours un peu téléphonées, mais d'une fin qui retrouve un élan magistral. Mais, quelle incorrigible insatisfaite suis-je pour m'exprimer ainsi, rassurez-vous, ce n'est là que mon avis, c'est-à-dire, pas grand chose.
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Dans ce conte à épisodes, d'une grande drôlerie, Cervantes nous invite à rire de la folie de son héros à la tête farcie de ces absurdités que l'on trouve dans les romans de chevalerie — très prisés en Espagne entre 1300 et 1600, où tout le monde aime à en écouter (on en fait des lectures publiques) ou à en lire, le peuple comme les têtes couronnées.

Parodie désopilante des romans de chevalerie, véritable critique sociale au moment où la puissance espagnole connaît une crise décisive, Don Quichotte est aussi une oeuvre émouvante. Peut-être parce qu'elle a beaucoup à voir avec la vie mouvementée de Cervantes, qui fut blessé pendant la bataille victorieuse de Lépante contre les Turcs, puis plus tard emprisonné à Alger pendant cinq longues années en attente d'être racheté.

Des épisodes traumatisants qui furent malheureusement suivis d'autres. Mais si toute sa vie Cervantes rencontra des difficultés familiales, professionnelles et financières, celles-ci ne furent sans doute pas étrangères à l'ironie tendre et la bonté foncière portées à ses personnages, qui d'une oeuvre d'une modernité immarcescible en ont fait un inoubliable chef-d'oeuvre d'une humanité profonde.
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Je me suis enfin lancée dans la lecture de L'ingénieux Hidalgo don Quichotte de la Manche ! Enfin… le tome 1 pour le moment, car c'est déjà un bon pavé.

Don Quichotte, c'est l'histoire d'un petit seigneur qui est un grand amoureux des romans de chevalerie, au point qu'il se sent lui-même chevalier errant et part à l'aventure, piteusement équipé sur son bidet - mais non moins fidèle monture Rossinante.

« Toutes les choses qui frappaient sa vue, il les arrangeait aisément à son délire chevaleresque et à ses mal-errantes pensées. »

Il est assimilé à un fou par ses proches et ceux qu'il rencontre car il transpose systématiquement la réalité en situation chevaleresque. Les moulins à vent deviennent des géants, les troupeaux de moutons une armée…

Au cours de ses pérégrinations, il rencontre de nouveaux personnages qui font le récit de leurs propres aventures, permettant ainsi à l'auteur Miguel de Cervantes de présenter la vie sociale d'alors et d'aborder des sujets tels que le rapport entre les hommes et les femmes, l'amour, le mariage et la religion (étroitement liés bien sûr), mais aussi la guerre (dont la bataille de Lépante), les esclaves, les rapports avec les peuples non chrétiens (la religion musulmane en particulier)…

« C'est, à vrai dire, une chose monstrueuse de rendre esclaves ceux que Dieu et la nature ont faits libres. »

Don Quichotte est un personnage attachant car, même s'il peut passer pour un fou du fait qu'il ne perçoit pas la réalité, il a un caractère droit et intègre. Même s'il se méprend sur la situation, il se porte spontanément au secours de la veuve et de l'orphelin. le danger serait réel qu'il agirait tout pareil. Il est d'ailleurs plutôt malmené d'où son surnom célèbre de Chevalier à la Triste-Figure.

Pour l'accompagner, il peut compter sur son fidèle écuyer Sancho Panza à qui il a promis la gouvernance de royaumes acquis. Ce dernier se rend bien compte que son maître n'a pas toujours toute sa tête, mais sa fidélité et ses espérances d'un avenir meilleur le portent à suivre les idées du chevalier.

Les tirades entre ces deux personnages ne sont pas toujours faciles à enchainer, en particulier lorsqu'il faut suivre les emportements décalés de don Quichotte. Certaines longueurs m'ont ainsi parfois gênée dans ma lecture. J'ai eu besoin de segmenter ma lecture pour mieux apprécier chaque chapitre.

Pour ma part, ce sont les récits concernant les personnages secondaires que j'ai le plus apprécié. J'ai pris plaisir à suivre leurs mésaventures, les interactions et quiproquos entre eux, et de voir leur situation tragique se résoudre de façon assez théâtrale.

L'édition numérique que j'ai de Don Quichotte est une traduction de Louis Viardot (1800-1883), donc pas toute jeune. le style est certes un peu ampoulé, mais cela ne m'a pas vraiment rebutée. J'ai même trouvé cela plutôt « naturel », sachant que l'ouvrage lui-même n'est pas tout jeune, étant publié pour la première fois en 1605.

Je prévois de lire dans l'année la suite des aventures de Don Quichotte.
A tout bientôt, chevalier à la Triste Figure.
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El Ingenioso Hidalgo Don Quixote de la Mancha - Primera Parte
Traduction : César Oudin, revue par Jean Cassou
Notes : Jean Cassou
Présentation : Jean Carnavaggio

ISBN : 9782070379002

Vous l'avez souvent lu sous les touches de mon clavier : il y a une heure bien précise pour lire un livre. le lecteur ne doit surtout pas désespérer et attendre, attendre ... Parfois, bien sûr, l'heure n'arrive jamais. Est-ce la faute du lecteur ou celle de l'auteur ou la leur à tous deux car, quelque part, au plus profond de leurs rêves, ils n'ont aucun atome crochu l'un avec l'autre ? Qui pourra le dire ? ... Mais la chose est rare, pour ne pas dire rarissime, en tous cas en ce qui concerne la race des Grands Lecteurs, ce que nous sommes tous, peu ou prou et en fonction de nos obligations, sur Nota Bene. Simplement, il faut persévérer.

Pour "Don Quichotte", j'ai persévéré. Mettant à profit notre "Tour du Monde en Livres de l'Année", je me suis dit : "Retentons : qui n'ose rien n'a rien." Je dois à la vérité de confesser avoir passé la "présentation" - je voulais faire connaissance directement avec l'"Ingénieux Hidalgo de la Mancha" - survolé les notes - ce qui n'est pas mon habitude, loin de là - et mis au minimum cent bonnes pages à prendre enfin pied dans le roman. Mais cette fois-ci, c'est pour toujours : plus jamais la porte ne restera fermée pour moi, plus jamais je ne dirai mal ou même ne pas comprendre le succès (énorme) qui fut et demeure celui du Quijote.

Certes, il faut se remettre dans le contexte de l'époque de la parution et songer que Cervantes, s'il raille les dangers des romans de chevalerie et les exaltations étranges qu'ils peuvent introduire dans des cervelles par ailleurs pleines de bon sens, n'en insiste pas moins sur la nécessité pour l'homme de se changer les idées en quittant parfois la réalité, trop souvent morose et routinière, pour un univers entièrement fictif mais qui le rassérène et lui permet de retrouver une équanimité singulièrement compromise par les contrariétés, soucis et tracas divers du quotidien. "Ne confondez pas le rêve et la réalité," nous conseille-t-il, "mais n'oubliez pas que le rêve, pour autant, nous est nécessaire à tous."

Le rêve, les livres ... A l'époque de Cervantes et de son ingénieux héros, les romans de chevalerie avaient encore la cote. Celle-ci était néanmoins en forte baisse, le Temps faisait son oeuvre mais on assistera à un bon regain d'intérêt tout au long du XVIIème siècle qui, soulignons-le, en France, sera le siècle des Précieuses. Or, à bien regarder les oeuvres de Melle de Scudéry, cette "reine" du genre, la filiation est claire. Tout comme, du roman "précieux", le genre passera insensiblement à ce que nous finirons par nommer tout simplement le roman "psychologique", lequel est celui qui connaîtra le maximum d'avatars : l'épistolaire, le philosophique, le romantique, etc, etc ... Et tout cela, en partant, à l'origine, de "Lancelot du Lac" et des grands romans de Chrétien de Troyes (tout ce que vous voulez savoir sur lui, vous le trouverez, grâce à Lydia, dans notre rubrique "Littérature Médiévale" : quel fabuleux parcours qui ferait, certainement, verser une larme d'émotion à notre illustre hidalgo de la Mancha !

Revenons à Don Quichotte, justement, chevauchant sur son Rossinante (car Rossinante, bien loin d'être une jument, appartient au sexe mâle, eh ! oui ! ), la lance et l'écu au bras, un heaume toujours plus ou moins incomplet sur la tête (en tous cas en cette première partie) et, à ses côtés, monté sur un âne que lui volera un forçat remis en liberté par le Quichotte en personne, le simple et honnête Sancho Pança, paysan de son état originel, élevé à la qualité d'écuyer par la grâce de l'Homme de la Mancha. Quoique, disons-le tout de suite, l'intérêt sous-tende bien aussi un peu la démarche de Sancho. Don Quichotte, devenu chevalier errant, lui a en effet assuré, avec cette fermeté solennelle qui n'appartient qu'à lui, que, au cas, plus que probable , où lui-même ferait fortune au service de quelque empereur ou impératrice, il le récompenserait, lui, son bon Sancho, en le nommant gouverneur d'une île. Cette possibilité de régner un jour sur une île où il prévoit déjà d'ailleurs, ce qui nous renseigne pas mal sur les moeurs du temps, d'entretenir des esclaves noirs, paraît, chez le terrien originel qu'est Sancho, une véritable obsession. Obsession qui le fait marcher comme la carotte fait, dit-on, marcher l'âne puisque, en dépit des reproches de son épouse, Teresa, il accepte de suivre Don Quichotte sans avoir obtenu de lui un véritable salaire.

Capable des raisonnements les plus sages toutes les fois - c'est très rare - qu'il autorise son esprit à se détourner de l'univers des romans de chevalerie, Don Quichotte a, le reste du temps et pour reprendre une expression moderne mais qui dit bien ce qu'elle veut dire, une case (voire deux ou trois) en moins. L'univers dont, jadis, il se contentait de se distraire quand il se plongeait dans la lecture des livres en traitant, est devenu pour lui la réalité. En conséquence, il se fait armer chevalier par un tavernier qu'il prend, le plus sérieusement du monde, pour un seigneur féodal et, flanqué de Sancho, s'en va en quête d'aventures qui lui apporteront célébrité et fortune. Selon les règles de la chevalerie errante, il a pris, comme "dame de ses pensées", une fermière assez gironde, en qui il voit désormais la dame Dulcinée du Toboso (le Toboso étant le nom du village où elle réside) et, toutes les fois que lui survient une mésaventure, il y décèle tout net la griffe d'un ignoble enchanteur, étant entendu que tout chevalier errant digne de ce nom a toujours pour ennemi un enchanteur ou mage aussi redoutable que haineux.

En contrepoint, s'élève la voix de Sancho Pança qui, quand on lui vole son âne par exemple ou quand les hôtes du tavernier se livrent à une plaisanterie des plus douteuses en le faisant sauter et rebondir contre son gré sur une couverture dans la cour de l'auberge, ne voit là-dedans que la vérité toute crue et toute nue, à savoir un vol et un affront. Mais, à toutes les remarques de son honnête écuyer, Don Quichotte oppose la froide logique ... de sa déraison : l'âne a été enlevé par un enchanteur et c'est le même mage mal intentionné qui a fait croire à Sancho qu'on le faisait voler dans les airs en usant pour cela d'une couverture - et d'une brutalité regrettable.

C'est dans ce premier tome, plus précisément dans sa première partie, que se place le fameux épisode des moulins à vent que la folie de Don Quichotte transforme en géants. Vous l'y verrez aussi, toujours en guerre contre des géants inexistants, tranchant à grands coups d'épée la partie supérieure de grosses outres de vin placées dans sa chambre, à l'auberge. Je vous laisse imaginer tout ce que la couleur du liquide répandu apporte à sa théorie comme quoi il vient de trucider de monstrueuses créatures ...

Ramené une première fois chez lui en un bien triste état - il a été roué de coups - Don Quichotte ne s'en esquive pas moins une seconde fois, toujours avec Sancho, loin des regards de sa nièce et de sa gouvernante, lesquelles sont accablées par sa folie mais ne savent pas trop qu'y faire. le barbier du coin et le curé se lancent alors à la poursuite du malheureux, le curé étant d'accord pour se déguiser en femme et se faire passer pour une malheureuse dame en détresse aux yeux du Chevalier A La Triste Figure (surnom que Don Quichotte lui-même s'est donné, en plein accord avec son écuyer), tout ceci visant à le contraindre en douceur à un nouveau retour en ses pénates.

Il serait fou - eh ! oui ! - de vouloir conter ici par le menu toutes les aventures qui parsèment ce premier tome. En dépit des siècles qui nous en séparent, certaines parviennent à nous faire rire et sourire. D'autres, plus proches des histoires gigognes, lasseront peut-être certains mais je puis vous assurer que la scène qui voit Don Quichotte arracher à la chaîne des forçats en partance sans se soucier des raisons pour lesquelles on les a condamnés au bagne de Sa Majesté Très Catholique, constitue un sommet de grandeur et de bouffonnerie qu'il faut connaître, d'autant qu'il s'assaisonne d'une pointe inquiétante et laisse malgré tout un malaise au lecteur.

Au final, c'est dans une cage où il se croit enfermé par la seule volonté du hideux et toujours aussi invisible enchanteur, dans un char tiré par de paisibles mais bien modestes boeufs, que Don Quichotte revient chez lui avec armes et bagages, accompagné, il va s'en dire, de Sancho, du curé et du barbier, sans oublier quelques connaissances, comme don Fernando, faites pendant ce second périple. le lecteur est touché mais il enrage aussi de voir qu'un homme qui possède tant de qualités humaines, et peut-être justement parce qu'il les possède, a choisi, inconsciemment certes mais peu importe, de se réfugier dans un monde irréel où pullulent redresseurs de torts et damoiselles en péril. le monde est-il si mauvais que la folie lui soit préférable ? Voilà ce que l'on est tenté de se poser comme question à la fin du volume. Et j'ajouterai : ce nous voyons autour de nous aujourd'hui ne donne-t-il pas finalement raison au Quijote ? ... Où sont passés les chevaliers errants qui mettraient fin à tant d'exactions et d'atrocités qui ont, aujourd'hui, droit de cité et desquelles détournent la tête les prétendus grands de ce monde ?

Don Quichotte n'est-il pas éternel parce que, au-delà les bouffonneries dont il n'a pas conscience, on a besoin de tout ce qu'il représente de noblesse et de désintéressement, deux valeurs que trop d'entre nous considèrent comme relevant de la folie ? ...

Rendez-vous au second tome pour voir si notre impression se confirme. ;o)
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J'achève le premier tome du roman le plus célèbre de la littérature classique, et qui compte parmi les quelques romans du XIIème siècle encore lus aujourd'hui.

"Don Quichotte" tient bonne place parmi les mythes fondateurs de notre culture. Fleuron du genre picaresque, ce roman résolument moderne donne ses lettres de noblesse à la parodie. L'humour est d'ailleurs omniprésent. Autre innovation, la structure narrative. Le lecteur est invité à suivre différents personnages et non pas à rester chevillé au seul Alonso Quichano, hidalgo désargenté mais animé d'un grand esprit chevaleresque, inspiré de ses nombreuses lectures de tradition médiévale (chansons de geste, récits héroïques, légendes...).

Les situations cocasses et graves se succèdent à un rythme effréné, dans une langue superbe et très accessible contrairement à ce que certains lecteurs pourraient craindre. Véritable roman d'apprentissage, "Don Quichotte" est à la fois un grand roman d'aventures et une oeuvre de réflexion et de philosophie.


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Citations et extraits (91) Voir plus Ajouter une citation
Le chevrier regarda don Quichotte, et, comme il le vit de si pauvre pelage et de si triste carrure, il se tourna, tout surpris, vers le barbier, qui était à son côté : « Seigneur, lui dit-il, quel est cet homme qui a une si étrange mine et qui parle d’une si étrange façon ? – Qui pourrait-ce être, répondit le barbier, sinon le fameux don Quichotte de la Manche, le défaiseur de griefs, le redresseurs de torts, le soutien des damoiselles, l’effroi des géants et le vainqueur des batailles ? – Cela ressemble fort, reprit le chevrier, à ce qu’on lit dans les livres des chevaliers errants, qui faisaient, ma foi, tout ce que vous me dites que fait celui-ci ; mais cependant je m’imagine, à part moi, ou que Votre Grâce s’amuse et raille, ou que ce galant homme a des chambres vides dans la tête. – Vous êtes un grandissime faquin ! s’écria don Quichotte : c’est vous qui êtes le vide et le timbré ; et j’ai la tête plus pleine que ne le fut jamais le ventre de la carogne qui vous a mis au monde. » Puis, sans plus de façon, il sauta sur un pain qui se trouvait auprès de lui, et le lança au visage du chevrier avec tant de furie, qu’il lui aplatit le nez sous le coup. Le chevrier, qui n’entendait rien à la plaisanterie, voyant avec quel sérieux on le maltraitait, sans respecter ni le tapis, ni la nappe, ni tous ceux qui dînaient alentour, se jeta sur don Quichotte, et le saisit à la gorge avec les deux mains. Il l’étranglait, sans aucun doute, si Sancho Panza, arrivant sur ces entrefaites, n’eût pris le chevrier par les épaules et ne l’eût jeté à la renverse sur la table, cassant les assiettes, brisant les verres, et bouleversant tout ce qui s’y trouvait. Don Quichotte, se voyant libre, accourut grimper sur l’estomac du chevrier, qui, le visage plein de sang, et moulu de coups par Sancho, cherchait à tâtons un couteau sur la table pour tirer quelque sanglante vengeance. Mais le chanoine et le curé l’en empêchèrent. Pour le barbier, il fit en sorte que le chevrier mît à son tour sous lui don Quichotte, sur lequel il fit pleuvoir un tel déluge de coups de poing, que le visage du pauvre chevalier n’était pas moins baigné de sang que le sien. Le chanoine et le curé riaient à se tenir les côtes, les archers dansaient de joie, et les uns comme les autres criaient xi, xi, comme on fait aux chiens qui se battent.
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« J’ai remarqué par mille signes que mon maître est fou à lier, et moi non plus, je ne lui dois rien de retour, voire suis beaucoup plus fou, puisque je le suis et le sers, si le proverbe est véritable, qui dis : Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es, et encore l’autre proverbe : Non pas avec qui tu nais, mais bien avec qui tu pais. Etant donc fou comme il l’est et possédé d’une folie qui bien souvent prend une chose pour une autre, et le blanc pour le noir, et le noir pour le blanc, ainsi qu’il le fit paraître le jour où il disait que les moulins à vent étaient des géants, et les mules des religieux des dromadaires, et les troupeaux de brebis armées d’ennemis, et tant d’autres choses de cette force, il ne sera pas fort malaisé de lui faire croire que la première paysanne qui passera par ici est madame Dulcinée. Et, s’il ne le veut pas croire, j’en jurerai, et si lui-même jure, je recommencerai à jurer. S’il conteste, je contesterai pareillement, et s’il s’opiniâtre, je m’opiniâtrerai plus que lui. [...]. Peut-être, par cette opiniâtreté, je ferai tant que désormais il ne m’enverra plus faire de pareils messages, voyant combien je lui en rends mauvais compte. Ou bien, il croira, ainsi que je l’imagine, que quelque méchant enchanteur de ceux qui, à son dire, lui veulent mal, aura changé la figure de sa dame pour lui faire déplaisir. »
Cette pensée mit en repos l’âme de Sancho Pança, de sorte qu’il tint l’affaire faite. Cependant, il s’arrêta là jusqu’à ce qu’il fut déjà un peu tard, afin que Don Quichotte crût qu’il lui avait fallu employer autant de temps pour aller et revenir du Toboso. Et cela eut un si heureux succès que, quand il se leva pour monter sur le grison, il aperçut aussitôt venir du Toboso vers le lieu où il s’était arrêté trois jeunes paysannes montées sur trois poulains ou pouliches : car l’auteur ne le précise pas, quoique au surplus l’on puisse croire que c’étaient des ânesses, cavalerie ordinaire des villageoises ; mais cela n’est pas de grande importance et il n’y a pas à s’arrêter pour le vérifier.
En conséquence, sitôt que Sancho découvrit ces paysannes, il retourna à grands pas pour quérir son maître don Quichotte, et le trouva soupirant et proférant mille complaintes amoureuses. Aussitôt que don Quichotte le vit, il lui dit :

« Comment vont les affaires, ami Sancho ? Devrai-je marquer ce jour-ci d’une pierre blanche ou d’une noire ?
- Il vaudra bien mieux, repartit Sancho, que vous le marquiez de vermillon, de même que sont les écriteaux des chaires de collège ; afin que le puissent bien voir ceux qui le verront.
- Donc, répliqua don Quichotte, tu m’apportes de bonnes nouvelles ?
- Si bonnes, répondit Sancho, que Votre Seigneurie n’a plus qu’à piquer Rossinante et à sortir dans la plaine pour voir la Dame Dulcinée du Toboso qui vous vient visiter, accompagnée de deux siennes damoiselles.
- O Dieu très saint ! s’écria alors don Quichotte. Que dis-tu, mon ami Sancho ? Prends garde à ne point me tromper, et craint de soulager par de fausses allégresses mes tristesses véritables.
- Quel fruit, repartit Sancho, retirerais-je de tromper Votre Grâce, et surtout quand nous sommes si proches de découvrir la vérité. Piquez seulement, monsieur, et venez, et vous verrez se diriger vers nous la princesse notre maîtresse, vêtue et accoutrée : enfin telle qu’elle est. Ses damoiselles et elle sont toutes reluisantes d’or, de chaînes de perles, de diamants, de rubis, et de toiles de brocart de dix épaisseurs. Leurs cheveux sont épars sur leurs épaules, et ce sont autant de rayons de soleil qui folâtrent au vent. Et surtout elles viennent à cheval sur trois cananées à robe pie, et je ne vous dis que cela.
- Haquenées, veux-tu dire, Sancho.
- Il y a pas de différence, répliqua Sancho, entre cananées et haquenées. Mais, qu’elles viennent sur ce qu’elles voudront, elles sont bien les plus galantes dames qu’on puisse désirer, et principalement madame la princesse Dulcinée, qui ravit les sens.
- Allons, mon fils Sancho ! dit don Quichotte. Et pour étrennes de ces nouvelles aussi bonnes qu’inespérées, je te donne la meilleure dépouille que je gagnerai à la première aventure que je rencontrerai, et, si cela ne te contente point, je te promets les poulains que mettront bas cette année-ci les trois miennes cavales qui, comme tu le sais, sont près de faire leurs petits au pré commun de notre village.
- Je m’en tiens aux poulains, répondit Sancho, car il n’est pas bien assuré que les dépouilles de la première aventure soient bonnes. »

Sur ce, ils sortirent du bois et découvrirent les trois paysannes déjà toutes proches. Don Quichotte jeta les yeux par tout le chemin du Toboso, et, comme il ne vit que les trois paysannes, il devint tout troublé, et demanda à Sancho s’il ne les avaient point laissées hors de la ville.

« Comment, hors de la ville ! répondit Sancho. Votre Seigneurie a-t-elle par hasard les yeux derrière la tête, si bien qu’elle ne voit point que ce sont elles qui viennent aussi resplendissantes que le soleil en plein midi ?
- Sancho, dit don Quichotte, je ne vois que trois paysannes sur trois baudets.
- Dieu me délivre maintenant du diable ! répliqua Sancho. Est-il possible que trois haquenées, ou comme on les nomme, aussi blanches que neige, vous paraissent des baudets ? Vive le Seigneur qui m’arrache cette barbe si cela est véritable !
Ami Sancho, dit don Quichotte, je te dis qu’il est aussi véritable que ce sont des ânes, ou bien des ânesses, que je suis don Quichotte, et toi Sancho Pança : pour le moins cela me semble être ainsi.
- Taisez-vous, monsieur, dit Sancho, et ne tenez point un tel langage. Au contraire, frottez-vous les yeux et venez faire la révérence à la dame de vos pensées, la voilà qui s’approche. »

Ce disant, il s’avance pour recevoir les trois villageoises, et, descendant de son grison, va prendre par le licou l’âne de l’une de ces trois paysannes, puis, mettant les genoux en terre s’écrie : « Reine, princesse et duchesse de la beauté, que Votre Hautesse et Grandeur daigne recevoir en sa grâce et bon vouloir votre esclave et chevalier, que voilà devenu pierre de marbre, tout troublé et sans haleine, de se voir en votre magnifique présence. Quant à moi, je suis Sancho Pança, son écuyer, et lui est le vagabond chevalier don Quichotte de la Manche, autrement nommé le Chevalier de la Triste Figure. »
En même temps, don Quichotte s’était pareillement agenouillé tout auprès de Sancho, et il regardait avec des yeux tout exorbités et d’une vue trouble celle que Sancho nommait reine et dame. Et, comme il ne voyait autre chose en elle qu’une jeune villageoise assez laide, la face ronde et le nez camard, il était tout suspendu et émerveillé, sans oser ouvrir la bouche. Les paysannes n’étaient pas moins ébahies, voyant ces deux hommes si différents à genoux et arrêtant leur compagne. Toutefois celle qui était ainsi retenue, toute fâchée et en colère, rompit le silence et dit : « Ouais ! Qu’on s’ôte à c’te heure du chemin, et qu’on nous laisse passer, car nous avons hâte. »
A quoi Sancho fit cette réponse : « O princesse et dame universelle du Toboso, comment votre cœur magnanime ne s’amollit-il pas, voyant ici en votre sublime présence la colonne et le soutien de l’errante chevalerie ? » L’une des deux autres, oyant ce discours, dit tout haut ces mots : « Attends un peu, je vas t’étriller, ânesse de mon beau-père ! Regardez un peu, je vous prie, comme les godelureux s’en viennent maintenant ici se moquer des villageoises, comme si on ne savions aussi bien qu’eux chanter pouille. Allez vot’chemin, et laissez-nous faire le nôtre, et bonsoir, la compagnie !
- Lève-toi, Sancho, dit alors don Quichotte, car je vois bien que la fortune n’est point assouvie de mon mal. Elle tient fermés tous les chemins par où il pourrait arriver quelque consolation à cette malheureuse âme que j’ai dans le corps. Et toi, ô trésor de toute perfection désirable, terme de la gentillesse humaine ! O l’unique remède de ce cœur affligé qui t’adore, puisque le malin enchanteur me poursuit, et a mis des nuages et des cataractes sur mes yeux, et que pour eux seulement, et non pour d’autres, il a changé et transformé ta beauté sans égale et ton incomparable visage en celui d’une pauvre villageoise, s’il n’a pas aussi changé le mien en celui d’un fantôme, pour me rendre abominable à tes yeux, ne laisse pas, je te supplie, de me regarder doucement et amoureusement. Considère que, par cette humble soumission et par cet agenouillement, je rends à ta beauté, ainsi contrefaite et déguisée, l’humilité avec laquelle mon âme t’adore.
- Figue de mon grand-père, repartit la paysanne, est-ce que j’étions venue ici pour ouïr des balivernes ? Otez-vous et laissez-nous aller, et grand merci vous fasse ! »

Sancho s’écarta et la laissa aller, tout content de s’être si bien tiré de son artifice. Mais à peine la villageoise, qui avait pris le rôle de Dulcinée, se vit-elle en liberté qu’elle piqua sa cananée avec un aiguillon planté au bout d’un bâton qu’elle tenait à la main, et la bourrique se mit à courir par le pré. Et, comme elle sentait la pointe de l’aiguillon qui la travaillait plus que d’ordinaire, elle commença à faire des ruades, de sorte qu’elle porta par terre la dame Dulcinée. Ce que voyant don Quichotte, il courut pour la relever, tandis que Sancho raccommodait et sanglait le bât qui avait aussi tourné sous le ventre de la bête. Le bât étant donc accommodé, et don Quichotte voulant relever et prendre entre ses bras sa dame enchantée pour la poser sur l’ânesse, la belle dame, en se remettant sur pied, l’ôta de cette peine : car, s’étant un peu reculée, elle prit de l’élan, mit les mains sur la croupe de la bête, et se trouva en même temps avec son corps plus léger qu’un faucon sur le bât et à califourchon, de même que si elle eût été un homme. Lors Sancho s’écria : « Par saint Roch, notre maîtresse saute mieux qu’un daim ! Elle pourrait apprendre à monter à cheval à la genette au plus adroit
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Sur le sommet du rocher au pied duquel on creusait la sépulture de Chrysostome,  se tenait la bergère Marcelle, encore plus belle que la renommée ne le disait. Ceux qui ne l'avaient encore jamais vue la regardaient en silence, éblouis ; et ceux qui étaient accoutumés à la voir n'en étaient pas moins saisis. Mais à peine Ambroise l'eut-il aperçue qu'il s'écria avec indignation : 

   - Viendrais-tu par hasard, furie de ces montagnes, constater si les plaies de ce malheureux à qui ta cruauté a ôté la vie se rouvriront en ta présence ? Viens-tu t'enorgueillir de tes cruelles prouesses, contempler ta victoire du haut de ce rocher, comme l'impitoyable Néron les ruines de sa Rome incendiée ? Ou fouler ce triste cadavre d'un pied insolent, comme l'ingrate fille de Tarquin foula celui de son père ? Dis nous vite ce qui t'amène et ce que tu veux de nous. J'ai trop bien connu la soumission de Chrysostome à tes volontés, durant sa vie, pour ne pas faire en sorte que, lui mort, tous ceux qui se disent ses amis t'obéissent également.

   - Je ne viens, Ambroise, pour rien de ce que tu as dit ; je veux seulement me défendre moi-même et prouver à ceux qui m'accusent de leurs tourments et de la mort de Chrysostome combien ils se trompent. Je vous prie donc, vous tous, de me prêter attention ; il n'est besoin ni de beaucoup de temps ni de longs discours pour démontrer une vérité à des personnes de bon sens.

  " Le ciel m'a faite si belle, dites-vous, que sans pouvoir vous en défendre, vous êtes contraints de m'aimer ; et, en retour, vous prétendez et même exigez que moi aussi je vous aime. Je sais, par l'intelligence naturelle que Dieu m'a donnée en partage, que tout ce qui est beau est aimable ; mais je ne pense pas que, parce qu'on aime ce qui est beau, ce qui est beau soit obligé de répondre à cet amour. D'ailleurs, celui qui aime une beauté peut être laid et, qui oserait dire : "Je t'aime parce que tu es belle ; tu dois m'aimer, bien que je sois laid" ?... Si au lieu de me donner la beauté, Dieu m'avait voulue laide, serais-je en droit de me plaindre de vous parce que vous ne m'aimez point ? Je n'ai pas choisi, moi, d'être belle : Dieu m'a ainsi faite sans me demander mon avis. De même que la vipère ne saurait être accusée de porter du venin, même mortel, puisque c'est la nature qui le lui a donné, personne ne peut me blâmer d'être belle.

   " Chez la femme honnête, la beauté est comme le feu, ou comme l'épée tranchante, qui ne font aucun mal à ceux qui ne s'en approchent pas. L'honneur et la vertu sont des ornements de l'âme, sans lesquels le corps le plus parfait ne saurait être beau. Si donc l'honnêteté, plus que toute autre vertu, pare et embellit le corps et l'âme, pourquoi celle qui est aimée pour sa beauté devrait-elle y renoncer, afin de répondre aux sentiments de celui qui, n'écoutant que son inclination, s'ingénie, par la force et par la ruse, à la corrompre ? Je suis née libre, et c'est pour garder ma liberté que j'ai choisi la solitude des champs. Les arbres de ces bois sont ma compagnie, l'eau claire des ruisseaux mon miroir. C'est à ces arbres et à ces ruisseaux que je communique mes pensées et que j'offre ma beauté. Je suis ce feu éloigné, cette épée tenue à l'écart. Les hommes que ma vue a séduits, je les ai détrompés par mes paroles. Et si les désirs s'alimentent d'espoir, comme je n'en ai point donné à Chrysostome - ni d'ailleurs à nul autre -, on peut bien dire que c'est son obstination qui l'a perdu et non ma cruauté. Et si l'on m'objecte que, ses désirs étant honnêtes, je me devais d'y répondre, je dirais qu'à cet endroit même où l'on creuse sa sépulture, et où il m'a fait part de ses honnêtes désirs, je lui ai déclaré mon dessein de vivre dans une perpétuelle solitude, affirmant que la terre seule recueillerait le fruit de ma vertu et les dépouilles intactes, de ma beauté. Et si, malgré cet avertissement et contre tout espoir, il s'est obstiné à naviguer contre le vent, quoi d'étonnant à ce qu'il ait sombré dans l'océan de ses illusions ? Si je l'avais abusé, j'aurais été fausse ; si je l'avais satisfait,j'aurais agi contre ma bonne et juste résolution. Bien qu'éconduit, il s'est obstiné ; sans être haï, il s'est désespéré.

  " Voyez maintenant s'il est raisonnable que l'on m'accuse de tous ses tourments ! Que celui que j'ai trompé se plaigne ; que celui que j'ai abusé par de fausses promesses se désespère ; celui que j'appelle , qu'il prenne confiance; celui que j'encourage, qu'il s'enorgueillisse. Mais que ceux que je n'appelle, ni n'encourage, ni ne trompe, ni ne berce de fausses promesses, ne me traitent pas de cruelle ou de criminelle. Jusqu'à présent, le ciel a décidé qu'il n'était pas de mon destin d'aimer ; il est inutile d'espérer que j'aime parce qu'on m'a choisie.

   " Que cet avertissement serve en général à quiconque me sollicite pour son plaisir particulier. Et que l'on sache bien que si quelqu'un meurt pour moi, ce ne sera ni de jalousie ni de désespoir. Car qui n'aime personne ne peut rendre jaloux ; et ce n'est pas dédaigner quelqu'un que de le détromper. Celui qui me traite de furie ou de bête sauvage, qu'il me fuie comme une chose haïssable et nuisible ; qui me nomme ingrate cesse de me servir ; qui m'accuse d'indifférence ne me courtise pas ; qui me trouve cruelle n'essaie point de me suivre. Cette furie, cette bête sauvage, cette ingrate, cette cruelle, cette indifférente ne veut ni les chercher, ni les servir, ni les connaître, ni les suivre.

   " Si l'impatience et l'ardent désir de Chrysostome l'ont mené au tombeau, pourquoi en accuser ma réserve et l'honnêteté de ma conduite ? Si je préserve ma vertu dans la compagnie des arbres, pourquoi celui qui voudrait me la voir garder dans la compagnie des hommes voudrait-il me la faire perdre ? Je possède, comme vous le savez, une fortune personnelle, et je ne convoite pas le bien d'autrui. J'ai le goût de la liberté et je ne veux pas être asservie. Je n'aime ni ne hais personne. Je ne veux tromper celui-ci ni encourager celui-là, ni me moquer de l'un ni m'amuser de l'autre. L'honnête conversation des bergères de ces villages et le soin de mes chèvres suffisent à m'occuper. Mes désirs ont ces montagnes pour limites ; et, s'ils vont au-delà, c'est pour contempler la beauté du ciel, montrant ainsi à mon âme le chemin de sa demeure première."



   En achevant ces mots, et sans vouloir écouter de réponse, elle tourna le dos et disparut dans l'épaisseur d'un bois qu'il y avait tout près., laissant les assistants aussi admiratifs de sa sagesse que de sa beauté.
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Le ciel, à ce que vous dites, m’a faite belle, de telle sorte que, sans pouvoir vous en défendre, ma beauté vous force de m’aimer ; et, en retour de l’amour que vous avez pour moi, vous dites et vous prétendez que je suis tenue de vous aimer. Je reconnais bien, par l’intelligence naturelle que Dieu m’a donnée, que tout ce qui est beau est aimable ; mais je ne puis comprendre que, par la raison qu’il est aimable, ce qui est aimé comme beau soit tenu d’aimer ce qui l’aime, d’autant mieux qu’il pourrait arriver que ce qui aime le beau fût laid : or le laid étant digne de haine, il vient mal à propos de dire : Je t’aime parce que tu es belle ; tu dois m’aimer quoique je sois laid. Mais supposons que les beautés soient égales : ce n’est pas une raison pour que les désirs soient égaux, car de toutes les beautés ne naît pas l’amour : il y en a qui réjouissent la vue sans soumettre la volonté. Si toutes les beautés touchaient et forçaient les cœurs, le monde serait une confusion où les volontés se croiseraient et s’entrechoqueraient sans savoir où se prendre et se fixer ; car, rencontrant des beautés en nombre infini, les désirs seraient également infinis ; et l’amour véritable, à ce que j’ai ouï dire, ne se divise point : il doit être volontaire et non forcé. S’il en est ainsi, comme je le crois, pourquoi voulez-vous que mon cœur cède à la contrainte, et seulement parce que vous dites que vous m’aimez bien ? Mais, dites-moi, si le ciel, au lieu de me faire belle, m’eût faite laide, serait-il juste que je me plaignisse de vous parce que vous ne m’aimeriez pas ? D’ailleurs, vous devez considérer que la beauté que j’ai, je ne l’ai pas choisie ; telle qu’elle est, le ciel me l’a donnée par pure grâce, sans prière, sans choix de ma part ; et, de même que la vipère ne mérite pas d’être accusée du venin qu’elle porte dans sa bouche, bien que ce venin cause la mort, parce que la nature le lui a donné, de même je ne mérite pas de reproches pour être née belle. La beauté, dans la femme honnête, est comme le feu éloigné, comme l’épée immobile ; ni l’un ne brûle, ni l’autre ne blesse ceux qui ne s’en approchent point. L’honneur et la vertu sont des ornements de l’âme, sans lesquels le corps peut, mais ne doit point paraître beau. Eh bien, si l’honnêteté est un des mérites qui ornent et embellissent le plus le corps et l’âme, pourquoi la femme qu’on aime pour ses charmes devrait-elle la perdre, afin de correspondre aux désirs de l’homme qui, pour son plaisir seul, essaye, par tous les moyens, de la lui enlever ? Libre je suis née, et, pour pouvoir mener une vie libre, j’ai choisi la solitude des champs.
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[...] ... Or, voici ce qu'il en était de l'armet [= petit casque fermé], du cheval et du chevalier que voyait don Quichotte : en cette contrée il y avait deux villages, l'un desquels était si petit qu'il n'y avait ni apothicaire ni barbier, tandis que l'autre, qui était tout prêt, en était pourvu ; ainsi le barbier du plus grand servait au moindre, auquel il y eut justement un malade ayant besoin d'être saigné, et un autre de se faire la barbe. C'est pourquoi le barbier s'y rendait portant un bassin de cuivre. Et la fortune voulut qu'au cours de sa marche il commença à pleuvoir, et, de peur que son chapeau ne fût taché de la pluie, parce qu'il devait être neuf, il se mit son bassin sur la tête ; et, comme il était fort net, il luisait d'une demi-lieue de loin. Enfin l'homme était monté sur un âne gris, comme Sancho avait dit. Et voilà comment il sembla à don Quichotte qu'il y eût là cheval gris pommelé, chevalier et armet d'or, car toutes les choses qu'il voyait, il les accommodait facilement à ses délirantes chevaleries et vagabondes pensées.

Et, quand il vit que le pauvre chevalier approchait, sans entrer autrement en discours avec lui, à toute course de Rossinante, il coucha sa lance contre lui en l'intention de le percer de part en part ; mais quand il fut tout contre lui, sans retenir la furie de sa carrière, il lui dit : "Défends-toi, chétive créature, ou me rends de bon gré ce qui m'est dû avec tant de raison." Le barbier qui, tandis qu'il y pensait le moins, vit venir contre lui ce fantôme, n'eut d'autre remède pour esquiver le coup de sa lance que de se laisser choir de son âne, et il n'eût pas plus tôt couché terre qu'il se leva plus vite qu'un daim, et commença à courir par la plaine si légèrement que le vent ne l'eût pas atteint. Il laissa son bassin à terre, de quoi don Quichotte fut content et dit que le païen avait fort adroitement agi et avait imité le castor, lequel, se voyant pressé des chasseurs, arrache et tranche avec ses dents ce pourquoi il sait par instinct naturel qu'il est poursuivi.

Il commanda à Sancho de relever l'armet ; l'autre, le prenant entre ses mains, s'écria : "Par Dieu ! le bassin est beau et vaut une pièce de huit réaux comme un maravédi." Il le bailla à son maître, et celui-ci se le mit incontinent en tête, le tournant d'une part et de l'autre et cherchant l'enchâssure, et, comme il ne la trouva point, il dit : "Sans doute le païen à la mesure de qui fut forgée cette fameuse salade devait avoir une très grosse tête ; et le pis que j'y vois est qu'il en manque la moitié." Quand Sancho ouït appeler ce bassin salade, il ne se put tenir de rire ... [...]
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Vidéo de Miguel de Cervantes
Miguel de Cervantès parmi nous avec Philippe Sollers - Anniversaire Cervantès (1966 / France Culture). Par Denise Centore et Severo Sarduy. Avec Philippe Sollers. Diffusion sur France Culture le 20 avril 1966. Illustration : Miguel de Cervantes Saavedra, 1547-1616. Détail de la gravure de Frederick Mackenzie (1787-88 - 1854). Miguel de Cervantes, francisé en Miguel de Cervantès (de son nom complet Miguel de Cervantes Saavedra), né le 29 septembre 1547 à Alcalá de Henares et enterré le 23 avril 1616 à Madrida, est un romancier, poète et dramaturge espagnol. Il est célèbre pour son roman "L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche", publié en 1605 et reconnu comme le premier roman moderne. Cervantes mène d'abord une vie aventureuse de soldat et participe à la bataille de Lépante en 1571, où il perd l'usage de la main gauche. Cette main paralysée lui vaut le surnom de « Manchot de Lépante ». Le 26 septembre 1575, à son retour vers l'Espagne, il est capturé par les Barbaresques avec son frère, Rodrigo, et, malgré quatre tentatives d'évasion, il reste captif à Alger. En 1580, il est racheté en même temps que d'autres prisonniers espagnols et regagne son pays. Marié et séparé de son épouse et occupant diverses fonctions, il se lance alors dans l'écriture par le roman pastoral "La Galatea" en 1585. En 1605, il publie la première partie de ce qui reste comme son chef-d'œuvre : "L'ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche" dont la deuxième partie ne paraît qu'en 1615. Sa parodie grandiose des romans de chevalerie et la création des personnages mythiques de Don Quichotte, Sancho Panza et Dulcinée, ont fait de Cervantes la plus grande figure de la littérature espagnole et l'un des romanciers les plus éminents du monde. Son roman "Don Quichotte" a été traduit dans plus de 140 langues et dialectes et fait partie des livres les plus traduits au monde. Ses premières œuvres théâtrales, peu appréciées de son vivant, ont pourtant donné lieu à de nombreuses imitations. En particulier, la tragédie en vers, "Le Siège de Numance", écrite de 1581 à 1583, a connu entre 1600 et 1813 cinq imitations sous des titres divers et a inspiré à Lope de Vega "La Sainte Ligue". Lectures de textes de Cervantès et de Jorge Luis Borges par Jean Topart et Michel Bouquet.
1ère partie : 00:00 2ème partie : 43:23
Sources : France Culture et Wikipédia
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