Citations sur Empire des chimères (42)
Michael était devant sa machine à écrire, plongé dans une de ses transes où la leucosélophobie se mêlait à une sorte de rêve éveillé, un songe qui fouissait des entrailles avec la cruauté d'une intoxication alimentaire et au cours duquel il s'imaginait invité à Apostrophes, la célèbre émission littéraire française qu'il semblait être le seul à connaître de ce côté de l'Atlantique.
Julien a grandi dans un monde sûr, où les enfants sortent s'amuser dans les rues sans que les adultes ne s'alarment, où les saisons sont encore rythmées par le cycle naturel des moissons et le retour des hirondelles. Un monde peuplé de têtes familières. On s'y salue, on s'y jalouse mais jamais on ne s'ignore. Ce monde-là aura bientôt disparu.
[N.B: nous sommes en 1983]
Une fois que l'on est converti à l'usage intensif des livres, on ne peut plus se laisser tenter par l'ivresse cathodique.
Les gens d'ici ont un choix simple : fuir ou se fondre dans le paysage. La plupart choisissent la seconde solution. Par facilité ou par manque de moyens, ils se laissent avaler par la grisaille des ruelles, leur peau adopte la nuance terne des terres cultivables et leur dos, insensiblement, ploie sous l'obstination des journées qui s'étirent et bégayent.
Un, deux, trois, nous n’irons plus au bois, un, deux, trois, Oskar a perdu son doigt.
Quelle poisse ! Maintenant, la nuit est tombée. Les patrouilles sont revenues bredouilles, la battue n’a rien donné. Tout juste a-t-on exhumé un étrange charnier d’animaux. Une dizaine de chats. Un empoisonnement massif ? La réserve de nourriture d’un prédateur ? Il n’a pas eu le temps d’approfondir la question. Les félins ont été confiés au vétérinaire du village voisin (...). Jérôme n’a pas encore la description de tous les animaux, mais imagine déjà que l’absence de certains compagnons à fourrure sur la commune pourrait bientôt s’expliquer. Il songe, avec le sourire amer qu’immanquablement provoque la conscience trop aiguë d’un mauvais jeu de mots, qu’il a pour l’instant d’autres chats à fouetter.
Et soudain, un coup de vent dans l’entrelacs des branches malades, un frémissement parmi les herbes sèches ; les rares feuilles mortes tourbillonnent sur un sol noir et la rumeur se répand. De simples mots inoculés ainsi qu’une décoction inoffensive mais amère au palais : « Elle a disparu ».
Le bruit n’arpente pas les hameaux à la cadence d’une braisière de tourbe mais avec la vélocité d’un feu de broussaille. La parole n’est pas une flamme qui couve, un foyer mal éteint ; plutôt une traînée de poudre.
Aucun lieu, si anodin soit-il, ne protège contre le risque d'un malheur.
Pauvre petite fille, qu’as-tu perdu ? Te voilà reléguée à l’autre bout du monde, dans un univers souterrain et inconscient, où craillent des corneilles. Quel sacrifice te faudra-t-il encore consentir pour retrouver les tiens ? Encore l’un de tes doigts ? Ou quelque chose de plus précieux ?
Une froide lumière endeuille les champs, puis la nuit de novembre s'installe. Un rayonnement sensible se disperse dans la campagne environnante. La lente respiration des choses ne ressemble plus au halètement quotidien. Le tranchant de la lune évoque la lueur incertaine d'une bougie qui se noie. Son éperon acéré s'élève dans les ténèbres, et son ombre paraît solidifiée. Au loin, un lapin égaré crie, broyé entre les dents de quelque prédateur.