Posé dans un coin du garage, enfoui depuis de nombreuses années sous la poussière, il attendait le moment où un courageux oserait le jeter pour lui offrir de renaître en tract électoral ou en papier toilette. Avec sa couverture vieillotte et son titre « Les Lauriers du Lac de Constance », j'imaginais paresseusement une histoire d'amour à l'eau de rose comme en écrivait Delly il y a une centaine d'années. Plus personne ne lit ça aujourd'hui, alors, désolé mon vieux… Trois ou quatre pas nous séparaient de la poubelle et c'est à ce moment que j'ai aperçu le sous-titre « chronique d'une collaboration ». Intrigué, j'ai parcouru la quatrième de couverture, si souvent décriée, mais qui, cette fois, fut décisive. Ce livre racontait une toute autre histoire…
« Je suis née en 42. D'autres sont les enfants de la guerre, on leur a fait absorber du calcium et des vitamines pour que leurs dents de lait ne tombent pas en petits morceaux. Moi, je suis un enfant de la collaboration, du maréchal, de Doriot, de la Wehrmacht et de l'antisémitisme. »
L'histoire est forte, d'autant plus qu'elle est véridique, puisque le père, membre du bureau politique du PPF de Jacques Doriot, une des figures de la collaboration, fut condamné en 48 à la réclusion à perpétuité, échappant de justesse à la guillotine. Je me devais d'offrir au livre de sa fille le même sursis ainsi qu'un verdict équitable que voici.
« Au vélodrome d'hiver, quatre mille Français sont réunis. Il fait chaud, on s'évente avec les journaux et les tracts que les Jeunesses PPF ont distribués à l'entrée. Aujourd'hui, une haute tribune est dressée, drapée de noir. Il apparaît le grand volontaire, le premier, le lieutenant français, le combattant des frontières de l'Est, un peu étranglé dans son bel uniforme. Car il eut grand faim en rentrant du front. Et grand soif. Dans les nuits tièdes de Paris, on trouve sans peine d'accueillants restaurants où il fait bon s'amollir et conter les exploits de la Wehrmacht.
Il y a un an, un été exactement, ils étaient douze mille au Vélodrome d'Hiver. Ils avaient chaud. Les mêmes Chemises bleues regardaient défiler les Etoiles jaunes. Depuis, on a fait le ménage au Vel'd'Hiv. Nulle trace ne subsiste des dégâts causés par les Etoiles jaunes, des souillures, de l'urine, du sang. On a désinfecté, on a jeté des tonnes d'eau de Javel sur les gradins du Vel'd'Hiv pour que les Français viennent s'y asseoir sans se salir…
Il ya un an, un été exactement, ils se pressaient, ruisselants, sous la verrière brûlante, le long des gradins sans air du Vel'd'Hiv. On ne leur disait rien. On ne leur expliquait pas. Il n'y avait personne à la tribune. A la porte, on les empêchait de sortir. Au bout d'une semaine, les Chemises bleues aidèrent les gendarmes de Paris à les pousser dans les camions, les wagons, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Et les enfants tous seuls.»
Le ton est donné, la faute impardonnable est exposée sans complaisance pour ce père lointain qui, dans sa cellule, « écrit son épopée politique sur de petits cahiers à carreaux. » Qu'a-t-il à dire ? « L'expérience que j'ai vécu au PPF d'une part, les constatations que j'ai pu faire lors de mon co-internement avec les dirigeants nazis d'autre part, m'ont montré la folie d'un tel système. Je ne crois plus à la politique. J'y ai constaté trop de saletés, d'indignité (quel que soit d'ailleurs le parti considéré) et j'ai acquis la conviction que la politique, pour être honnête et profitable, devrait être menée par des saints. Comme ce n'est pas chose possible, je ne peux l'envisager que comme une entreprise de profit et d'ambition personnelle et n'ai qu'un désir : m'en écarter à jamais. »
Sa fille s'interroge : « Tenter de s'expliquer, mettre au clair, lentement, les idées qui se sont bousculées, contradictoires, au fil d'événements dont la portée était souvent insaisissable. L'était-elle ? » Plus loin : « Abruptement, il déduira de ses aventures qu'il « n'était pas fait pour la politique » et s'en désintéressera totalement, s'épargnant la peine de tirer des conclusions plus approfondies, insouciant de l'héritage d'incompréhensions qu'il nous lèguera. » Elle accuse aussi : « Tu l'as fait ! Tu as dit oui, chef je suis ton homme. Tu es allé au siège de la Wehrmacht essayer ton nouveau costume…Petite goutte dans l'océan de boue qui inonde la terre, au moment où tout bascule, le front haut, le coeur léger, tu te déguises ! »
le parcours du père, renonçant à sa carrière d'ingénieur pour soudainement et furieusement se lancer en politique en 1936, constitue un témoignage historique très intéressant. le style est remarquable, en particulier dans la description de l'attitude, des sentiments et de la résilience d'Alice, la Mère tendrement aimée et aimante. Ce livre est aussi, je dirais même surtout, un magnifique témoignage d'amour filial : «Je la voyais de moins en moins la journée. Elle courrait les avocats, les commissariats, les prisons et le diable sait quoi. Je l'attendais patiemment en jouant à la marelle…quand le soir approchait, le signal m'était donné, elle ne va pas tarder, tu peux y aller…. Tout à coup elle était là, silhouette lasse en bas de la rue. Son apparition était plus miraculeuse que toutes celles de l'Histoire sainte, du Saint-Esprit à l'archange Gabriel. Je m'envolais en riant, battant l'air de mes bras en croix pour les refermer violemment autour de son cou, au bout du chemin. Nos rapports étaient passionnés et amoureux. Je la trouvais mystérieusement belle et forte, protégée des fées et malgré toutes les larmes, tous les cahots dont la vie était semée, j'imaginais que rien de fâcheux, jamais, ne pourrait lui arriver. Tous les matins j'ouvrirais les yeux sur son sourire, tous les soirs je l'attendrais à la croisée des chemins et me jetterais sur elle pour respirer son parfum et mordre son cou. La faire rire et tirer sa fatigue par la main vers le haut de la pente. »
Un grand talent d'écrivain, une histoire forte et émouvante dans une tragédie absolue. Jeter ce livre aurait été un crime. Je vais le conserver précieusement, le prêter autour de moi et me plonger, bientôt, dans les autres romans de Marie Chaix car, au sortir de ces lauriers, on a forcément envie de continuer à suivre Alice et Juliette, la bonne, dont l'auteure déclare : « je n'avais pas de père. Elle fut ma seconde mère ».
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Jean, mon petit Jean. Fini. Envolé dans les nuages sur les ailes d'un manège en feu. Et la grande maison grise résonnais de ses cris, atroce ritournelle, des entrailles de l'escalier sombre jusqu'à l'extrémité frémissante des branches de marronniers. Elle ne voulait pas, ne voulait pas qu'il parte. N'avait rien dit, n'était pas tombée. Hurle maintenant. Paul lui tenait la main, maman tu n'es pas seule, maman fais venir tes larmes, vide-toi de ce chagrin qui crie par ta bouche. Maman je suis là, ne me fais pas peur.
Elle s'était calmée, les sanglots de la tempête s'étaient défaits en petits ruisseaux qui s'écouleraient d'année en année au plus profond de ses clairières.
Elle s'était tue mais le cherchait partout. Dans les flammes des chapelles ardentes jusqu'à l'extase, dans le parfum de la terre humide, dans le vent des cyprès, le long des routes de France et d'Allemagne, au hasard des cimetières blancs et verts. Elle y marchait, chargée de fleurs, s'arrêtant devant les croix qui portaient l'inscription Unbekannt - inconnu - lançant froidement une fleur et continuant son pèlerinage de l'absurde. Disparu. Dispersé. Pourquoi là plutôt qu'ailleurs. Tous les Unbekannten de la terre étaient mes frères.
A gauche le salon beige et brun, à droite la salle à manger, tous deux lambrissés de bouleau de Norvège, donnant sur le hall par de larges ouvertures symétriques, coupées de portillons chromés aux arabesques ajourées que l'on retrouve, identique, sur la rampe d'escalier. Le même motif décore la mosaïque du sol et le tapis vieux rose qui la recouvre. Alice foule les quinze mètres de tapis jusqu'à l'escalier de marbre blanc, revêtu d'une moquette rouge, qui mène aux chambres du dernier étage. D'un œil lugubre recompte les Cariffa, seul peintre qui ait eu les honneurs du château. Pas un mur n'est épargné.
Une nuit où elle ne l'attendait plus mais ne dormait pas, lampe de chevet en veilleuse, il est arrivé fourbu mais l'oeil vif et lui a dit : mets ta robe blanche et ta ceinture dorée, je t'emmène en Allemagne.
_ Pourquoi l'Allemagne ?
_ Pour te faire plaisir, pour des vacances, pour que tu revoies l'Alsace, nous y passerons, pour que tu parles cette langue qui est si belle quand tu la parles, toi, pour que je connaisse ta famille de là-bas, ma chérie, écris à tes cousines, nous partons dans huit jours.
Elle choisit les manteaux clairs, les bas fins, les gants de dentelle, sois belle. Tout est prêt, ferme les yeux, ouvres-les, tu ne rêves pas. Ils partent, ils sont partis. La main parfumée fait au revoir aux enfants alignés devant le portail. L'ombre du chapeau grège posé de guingois sur son front cache une petite larme que vite le vent sèche.
Un matin de juin 37, ils s'en allèrent tous deux, lui devant, elle suivant, Albert et Alice, au pays du national-socialisme.
Tu as vécu l'approche d'un danger sans pouvoir le nommer, tu te replies, tu te caches. Sans le savoir tu as rencontré la bête qui rode sur les routes d'Europe de Berlin à Rome. Elle avance, cherche refuge et s'installe poussant son cri par la bouche des hommes en sueur.
Tu ignores son nom. Ferme les yeux, laisse-là passer tu la retrouveras toujours plus vivante, plus vorace, au détour de ton chemin. Elle bouleversera ta vie. Pudiquement tu l'appelles "politique" et tu t'éloignes d'elle, innocente. Bien assez si elle te dévore tes journées, ton sommeil, ton amour.
Qu'elle passe le plus loin possible de ton jardin, sans abîmer tes buis parfumés, tes iris blancs, tes volubilis. Qu'elle aille se nourrir d'autres passions. Loin de toi la violence. Désherbe tes allées, taille tes géraniums, fais tes gammes. Pendant ce temps, les portes s'ouvrent, la bête engraisse.
Je suis née en 42. D'autres sont les enfants de la guerre, on leur a fait absorber du calcium et des vitamines pour que leurs dents de lait ne tombent pas en petits morceaux. Moi, je suis un enfant de la collaboration, du maréchal, de Doriot, de la Wehrmacht et de l'antisémitisme.
Je suis née à droite, avec la LVF et le Cri du Peuple. Mon père y écrit. C'est l'organe du PPF nouveau visage. On y tient dès 40, des propos antisémites. L'un des leitmotiv du journal est l'appel à l'épuration. Doriot soutient les lois de Vichy contre les juifs et les francs-maçons. Mon père suit la ligne.
Harry Mathews invité de la librairie Les Cahiers de Colette à Paris le 18 juin 1991 à l'occasion de la parution de "Cuisine de pays" aux éditions P.O.L avec dans la librairie notamment Harry Mathews, Marie Chaix, Colette Kerber, Paul Otchakovsky-Laurens, Jean Echenoz, Carine Toly...
Cuisine de pays, de Harry Mathews traduit de l?américain par Marie Chaix, Martin Winckler et Jean-Noël Vuarnet; Cuisine de pays est un recueil de treize nouvelles, où les techniques ludiques de l?Oulipo jouent un grand rôle. L?humour et la gravité s?y disputent la prééminence. On y apprendra non seulement la recette de la succulente (?) farce double, mais encore les raisons de la supériorité généralement admise des violonistes russes, ou encore les étonnants procédés de traduction du Pagolak. On ressentira aussi, à la lecture de ces textes qui vont de l?érudition joueuse au désespoir tranquille, un très réel vertige."
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