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Féodor Atkine (Autre)
EAN : 9791035406943
Audiolib (11/08/2021)
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3.97/5   2079 notes
Résumé :
Depuis l’enfance, une question torture le narrateur :
- Qu’as-tu fait sous l’occupation ?
Mais il n’a jamais osé la poser à son père.
Parce qu’il est imprévisible, ce père. Violent, fantasque. Certains même, le disent fou. Longtemps, il a bercé son fils de ses exploits de Résistant, jusqu’au jour où le grand-père de l’enfant s’est emporté : «Ton père portait l’uniforme allemand. Tu es un enfant de salaud ! »
En mai 1987, alors que s’ouv... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (414) Voir plus Ajouter une critique
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sur 2079 notes
Rentrée littéraire 2021 #20

Trois phrases monstrueuses prononcées par le grand-père de l'auteur : «  ton père, pendant la guerre, il était du mauvais côté », «  je l'ai vu habillé en Allemand, place Bellecour », tu es " un enfant de salaud ". En 1962, Sorj Chalandon a 10 ans et se voit ainsi transmettre la charge de la honte. Mais ce n'est qu'en 2020 qu'il saura ce qu'a réellement fait son père durant la Deuxième guerre mondiale, après avoir retrouvé un extrait de casier judiciaire mentionnant son emprisonnement à Lille en 1945 en pleine épuration pour indignité nationale, puis le dossier complet aux archives départementales du Nord.

La magnifique idée de Sorj Chalandon est, sans changer les faits, d'avoir antidaté sa découverte pour la décaler en 1987 pendant le procès de Klaus Barbie. Lorsque celui-ci démarre, le narrateur, son double romanesque, a le dossier, il sait tout de ce père qui a revêtu cinq uniformes différents, de la SS aux Francs-tireurs et partisans, à chaque fois vers les bottes les plus reluisantes du moment, avec un instinct de survie et une inconscience absolument insensées. En même temps que s'ouvre le procès du criminel nazi, s'ouvre celui du père qui y assiste en même temps que son fils ( Sorj Chalandon a couvert le procès Barbie pour Libération et obtenu le Prix Albert Londres pour ce travail ).

La mise en abyme est vertigineuse, entre immense sincérité et écriture incisive. Durant les sept semaines du procès, le narrateur attend que le père s'effondre, espérant qu'il quittera «  chaque audience comme au sortir d'un ring, titubant sous les coups d'une histoire qui ne fut pas la (sienne). » Les scènes d'interstices judiciaires sont superbement rendues. Au delà du compte-rendu douloureux des témoignages évoquant la rafle des 44 enfants d'Izieu ou celle de la rue Sainte-Catherine, c'est bouleversant de voir le fils se retourner pour « espionner » son père, puis vaciller en le voyant ricaner, bailler ou soupirer lorsque les survivants racontent.

C'est toute la force de ce roman que de parvenir à partager avec sensibilité et pudeur le cri de désespoir d'un fils dont on ressent toute l'émotion et la colère. Car le père est son premier traître, c'est son fils qu'il a en premier trahi, pas son pays car ils ont été nombreux à se fourvoyer durant cette période. Ce fils qui a été privé de lumière par ce père qui a refusé de lui raconter sa guerre, même avec ses ombres. Ce fils qui, malgré une quête légitime de vérité, est toujours assailli par la culpabilité d'avoir profané le passé de son père.

Après avoir dit à son père qu'il savait tout : «  Je m'étais cru lumineux mais c'était de l'orgueil. J'avais voulu te soustraire à la folie et j'étais en train de t'arracher à tes rêves. Je t'espérais purifié, nouveau-né à la peau et au regard d'enfant, mais j'écorchais seulement ton vieux cuir de père et tes yeux hurlaient d'effroi. J'avais tort. Je n'étais pas en train de te sauver, mais de te perdre à jamais. Je n'avais pas réussi à te ramener du royaume des fantômes au mondes des vivants. J'étais en train de te torturer. Comme la police, j'étais en train de t'interroger. Comme la justice, j'étais en train de te condamner. Comme cette garce de vie, j'allais t'exécuter. »

Un roman bouleversant qui enjambe l'intime et l'universel avec une rare honnêteté. Comme il le dit magnifiquement, Sorj Chalandon a changé ses larmes en encre et offre aux lecteurs - sans doute - la clef pour comprendre toute son oeuvre ( notamment Profession du père ou La Légende de nos pères ). Remarquable.
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Quel livre d'Histoire ! Quel roman, comme il est noté sur la couverture !
Encore une fois, Sorj Chalandon, mon écrivain préféré, m'a captivé et beaucoup appris ou rappelé avec Enfant de salaud, titre terrible.
Cet auteur m'a régalé à chaque fois avec Une promesse, Mon traitre, La légende de nos pères, Retour à Killybegs, le Quatrième Mur, Profession du père, le jour d'avant et Une joie féroce.
Dans Enfant de salaud, il se confronte au passé de son père. Tout se passe en 1987, d'avril à juillet. Ce qui aurait pu n'être qu'une sordide histoire familiale m'a replongé dans les affres de l'Occupation et du nazisme. Avant d'aborder le côté familial de son récit, Sorj Chalandon rappelle, avec une délicatesse infinie, le drame des enfants d'Izieu, déportés par Klaus Barbie. L'auteur est là, sur les lieux, quarante-trois ans après, là où quarante-quatre enfants et sept adultes qui pensaient être en sûreté, ont été embarqués sans ménagement, après dénonciation. Seule Léa Feldblum est revenue, libérée par l'Armée Rouge, en janvier 1945.
Sorj Chalandon aurait aimé avoir son père avec lui afin de tenter une explication permettant de comprendre pourquoi son grand-père lui a dit, un jour – il avait 10 ans - qu'il était un Enfant de salaud
Remontent alors à la surface des souvenirs d'enfance, des récits extraordinaires de son père se faisant passer pour un héros. La quête de ce fils va être terrible, angoissante, émouvante et dramatique face à ce père qui ment, ce salaud qui a trahi son enfant.
Voilà qu'en cette année 1987, se tient à Lyon, le procès Barbie, le grand chef de la Gestapo dans la Capitale des Gaules. Sorj Chalandon y assiste en tant que journaliste, chroniqueur judiciaire pour Libération, journal dans lequel il a écrit pendant trente-quatre ans.
En écrivain confirmé, l'auteur réussit à faire revivre ce procès hors-normes tout en détaillant sa quête pour mettre au jour la véritable histoire de son père durant la seconde guerre mondiale.
Voilà que cet homme qui fut condamné le 18 août 1945 à un an de prison et à cinq ans de dégradation nationale parce que nuisible à la défense nationale, se met en tête d'assister au procès qui débute le 11 mai 1987 !
Depuis, le temps a passé. J'ai vu cette grande salle des pas perdus qui avait été spécialement aménagée pour le procès, visité le Centre d'Histoire de la Résistance et de la Déportation, à Lyon. D'ailleurs, cet important espace de mémoire a été aménagé dans l'ancienne école de Santé Militaire, là où Klaus Barbie sévissait, ce qui ajoute un intérêt supplémentaire à la visite. Même si j'ai vu le film diffusant des extraits du procès, le temps passe et la mémoire se dilue. Alors, j'ai particulièrement apprécié ce rappel, ces précisions, ces indications jamais rébarbatives sur ce qui s'est passé dans ce tribunal, jusqu'au verdict prononcé dans la nuit du 3 au 4 juillet 1987.
Sorj Chalandon cite les noms des témoins et remet en avant les victimes de la barbarie nazie. Son père était là et l'auteur réussit petit à petit à réunir les preuves de son imposture allant jusqu'à la folie. Ce dossier complet qu'il a pu récupérer récemment, il s'en sert pour tenter une confrontation désespérée avec celui qui l'a trahi, faisant bien ici oeuvre de romancier avec ce talent que j'apprécie tant.
Au fil de ma lecture, j'ai été ému, angoissé espérant toujours une réconciliation entre ce père et ce fils, la mère étant très effacée et ne pouvant rien devant un homme prêt à tout pour se faire passer pour un héros.
Doublement axé sur un procès pour l'Histoire et sur l'imposture de ce père qu'il aime, avec qui il voudrait enfin s'expliquer, Enfant de salaud m'a beaucoup marqué.
J'ajoute un petit clin d'oeil au passage car j'ai relevé à au moins deux reprises l'expression « porter un sac de pierres », expression qu'adore Sorj Chalandon pour faire sentir une quantité de souffrances très dures à supporter comme ce que ce fils a vécu face à ce père incapable d'assumer sa vérité.

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Sorj Chalandon avait déjà consacré un roman à son père, avec Profession du père, père qui prétendait avoir été chanteur, footballeur, professeur de judo, parachutiste, espion, pasteur d'une Église pentecôtiste américaine et conseiller personnel du général De Gaulle jusqu'en 1958. Il revient cette fois encore sur ce père fantasque, manipulateur, imprévisible, mythomane invétéré, hanté par les paroles qu'a prononcées son grand-père devant lui quand il n'avait que 10 ans, en 1962 : « … Ton père pendant la guerre, il était du mauvais côté. » Et lorsque sa marraine veut intervenir, disant qu'il n'est qu'un enfant, il rajoute alors ces mots terribles « Justement ! C'est un enfant de salaud, et il faut qu'il le sache ! ». Il faudra à l'auteur une vie entière pour en comprendre le sens…

Toute la singularité et la force de ce roman tiennent au fait que Sorj Chalandon, ayant pu récupérer le dossier pénal de son père aux archives départementales de Lille, raconte sa quête de la vérité au sujet de celui-ci parallèlement au procès de Klaus Barbie, qui se tient à partir du 11 mai 1987 devant la cour d'assises de Lyon, l'auteur ayant été choisi par son journal « Libération » pour le suivre, procès au cours duquel doivent être établies les responsabilités du chef de la Gestapo à Lyon.
Enfant de salaud relate ainsi deux procès instruits en parallèle, celui intime sur ce père, jeune homme de 18 ans à l'époque, qui a endossé l'uniforme allemand, collaborant trois ans avec l'ennemi, ne cessant de changer de rôle, véritable affabulateur, que l'auteur voudrait entendre s'exprimer sur ses mensonges et ce procès public, historique sur Barbie, ce barbare nazi qui va devoir répondre de ses crimes atroces.
Pour ce qui est de son père, il est difficile pour son fils de s'y retrouver tant il n'a cessé de changer de camp et lorsqu'il essaie de le pousser dans ses retranchements, le mettant face aux écrits, celui-ci continue ses affabulations et refuse toute explication. Il aurait tant voulu libérer son père, « cet homme qui a passé sa guerre, puis sa paix, puis sa vie entière à tricher et à éviter les questions des autres. Puis les miennes », de l'emprise du mensonge. Mais impossible, et pourtant cela leur aurait fait tant de bien, s'il lui avait avoué ces histoires folles « Et qu'il me l'aurait avoué. Et qu'il m'aurait dit vrai. Et que j'aurais été fier de sa confiance. Et que même s'il avait été puni par son pays, il n'aurait jamais été dégradé par son fils. Et je ne serais pas un enfant de salaud. »
Comment ne pas être bouleversé en lisant ces lignes qui sont comme un cri d'amour désespéré.
Quant au procès de Klaus Barbie, Sorj Chalandon sait en restituer au silence près toute l'atmosphère digne et plus que bouleversante de ces témoignages de rescapés. Lorsqu'il évoque la plaidoirie de Serge Klarsfeld, disant qu'il n'avait pas plaidé mais parlé avec tristesse, ses mots sont foudroyants : « Levé, droit face au box vide de l'assassin, il avait fait entrer ces enfants (d'Izieu) dans la grande salle. En file, les uns avec les autres, les petits donnant la main aux plus grands. Il les avait fait comparaître devant nous, devant toi, dans leurs shorts d'été, les chaussettes tombées sur leurs chaussures trop grandes... »
La confrontation entre la grande histoire horrible avec le rappel des atrocités de la shoah et ce personnage immonde et cynique de Barbie, véritable tortionnaire et la petite histoire avec la vie d'un opportuniste inconscient qui croyait se faire valoir davantage en mentant est menée avec un talent certain et surtout une émotion omniprésente.

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À l'instar d'Amélie NothombPremier sang »), Sorj Chalandon profite de la rentrée littéraire pour ressusciter son père d'un coup de plume.

Ayant couvert le procès de Klaus Barbie pour Libération en 1987, l'auteur ne s'interroge pas sur la culpabilité de celui que l'on surnommait « le Bourreau de Lyon », ce chef de la gestapo de Lyon ayant donné l'ordre d'exécuter et de déporter de nombreux Juifs et étant responsable de la rafle des 44 enfants juifs d'Izieu, car celle-ci ne fait aucun doute ! Non, il s'interroge sur la culpabilité de celui que son grand-père traite de « salaud » car il l'a aperçu en uniforme allemand lors de la seconde guerre mondiale. Son père est-il vraiment un traître ?

En invitant son père dans la salle d'audience qui jugeait Klaus Barbie, Sorj Chalandon entremêle la petite et la grande histoire au sein d'un même récit. Ayant mis la main sur le dossier judiciaire de son père, condamné le 18 août 1945 à un an de prison et cinq ans de dégradation nationale, l'auteur place son propre père dans le box des accusés pour répondre à une question qui le taraude depuis l'âge de 10 ans : « Qu'as-tu fait sous l'Occupation papa ? »

Dans l'ombre des atrocités commanditées par ce barbare nazi défendu par Jacques Vergès, Sorj Chalandon découvre les errements d'un père qui retourne constamment sa veste, passant plusieurs fois d'un camp à l'autre, résistant un jour, déserteur le suivant, tricheur tout le temps. Menteur patenté, son paternel enfilait les uniformes comme des costumes de théâtre, changeant constamment de rôle et bernant tout le monde… dont ce fils incapable de démêler le vrai du faux.

« Enfant de salaud » est d'une part un devoir de mémoire, revenant sur les atrocités de la Shoah, mais surtout le cri d'amour désespéré et bouleversant d'un homme devenu journaliste en quête de vérité, dressant ici le portrait d'un père colérique, mythomane et manipulateur, auquel il tend une dernière fois la main…

Puissant !
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Ces années ci, les ouvrages sur les collaborateurs se vendent mille fois mieux que ceux consacrés aux résistants a constaté Andrei Makine dans « Le pays du lieutenant Schreiber ».

Patrick Modiano, prix Nobel de littérature, bâtit son oeuvre sur les traces de son père Albert au passé sulfureux.
• Pascal et Alexandre Jardin sont traumatisés par le souvenir de Jean, directeur de Cabinet de Pierre Laval.
Dominique Fernandez cherche à comprendre les errements de Ramon « Je suis né de ce traître, il m'a légué son nom, son oeuvre, sa honte ».
Michel Drucker et son frère sont hantés par le fantôme d'Abraham, médecin chef du camp de Drancy.

Sorj Chalandon est aussi un « enfant de salaud » et le confinement lui a permis en 2020 de consulter le casier judiciaire de son père, qui semble un bouchon suivant les courants avec une imagination et une mythomanie assez extraordinaire, passant des jeunesses communistes à l'armée allemande puis aux FTP. En enfin termine à la case prison.

Personnage sans intérêt, mais l'écrivain a l'audace (le génie ?) de l'assoir face à Klaus Barbie, dans un tribunal, et de nous plonger au coeur du procès jugeant notamment de la déportation des enfants d'Izieu. Pages insoutenables et inoubliables … devoir de mémoire oblige ! Et Chalandon connait tout du procès qui lui valut le prix Albert-Londres en 1988. Cela suffit à immortaliser ce roman.

Mais dans l'ombre de ce « salaud », derrière ce père que Sorj a du mal à comprendre, à aimer, à respecter, se cache sa mère que nous découvrons au coeur de l'ouvrage (chapitre 14) et qui, sa vie durant, vit aux cotés de cet homme perdant progressivement la raison, traversant des explosions de violence, lui pardonnant tout en croyant ou en faisant semblant de croire l'épopée héroïque de l'ancien pseudo SS, se proclamant dernier défenseur du bunker à Berlin !

Cette modeste fonctionnaire, après quarante années au service de l'état, part en retraite sans un merci, sans un adieu de la hiérarchie et de la quasi totalité de ses collègues, provoquant, à juste titre, la rage de Sorg et l'écoeurement du lecteur révolté par tant d'inhumanité.

Alors, en refermant ces pages inoubliables, je me suis mis à rêver que l'auteur consacre son prochain ouvrage à sa maman tout en me souvenant que « le bien fait peu de bruit … le bruit fait peu de bien ».

PS : mon avis sur "Le pays du lieutenant Schreiber" ci dessous
Lien : https://www.babelio.com/livr..
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critiques presse (4)
LePoint
19 janvier 2022
Entremêlant avec un art subtil de la narration les heures terribles du procès de Klaus Barbie et son enquête personnelle autour de l’histoire de son père dans la Seconde Guerre mondiale, Sorj Chalandon convoque et conjure l’ignominie dans un même mouvement littéraire. Il la convoque en levant, de chapitre en chapitre, tous les mystères entourant ce « salaud » de père, dont il achève ici le terrible portrait.
Lire la critique sur le site : LePoint
Psychologies
13 septembre 2021
Il ment, encore et toujours à son fils dont le salut ne peut venir que de ce livre, admirable et douloureux, qui exprime, encore et toujours, la nécessité vitale pour les petits garçons que leurs pères disent le vrai, qu’il s’agisse de la guerre ou de toute autre circonstance. Faute de quoi, les fils erreront sans fin.
Lire la critique sur le site : Psychologies
LaPresse
06 septembre 2021
L’auteur des romans Retour à Killybegs et Quatrième mur n’était pas allé au bout de l’histoire de ce menteur et manipulateur compulsif, qu’il met à jour dans Enfant de salaud, livre troublant aux échos bien contemporains.
Lire la critique sur le site : LaPresse
LaTribuneDeGeneve
31 août 2021
À la pathologie pathétique Chalandon ajoute la traîtrise ultime. Si le brillant reporter a pardonné les tricheries avilissantes, il garda longtemps la blessure cuisante de l’imposture la plus intime, celle d’avoir grandi sous la coupe d’un père qui prétendait l’être, un père à qui il lui fallut renoncer pour devenir un homme.
Lire la critique sur le site : LaTribuneDeGeneve
Citations et extraits (300) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
« Dimanche 5 avril 1987
— C’est là.
Je me suis surpris à le murmurer.
Là, au bout de cette route.
Une départementale en lacet qui traverse les vignes et les champs paisibles de l’Ain, puis grimpe à l’assaut d’une colline, entre les murets de rocaille et les premiers arbres de la forêt. Lyon est loin, à l’ouest, derrière les montagnes. Et Chambéry, de l’autre côté. Mais là, il n’y a rien. Quelques fermes de grosses pierres mal taillées, calfeutrées au pied des premiers contreforts rocheux du Jura.

Je me suis assis sur un talus. J’ai eu du mal à sortir mon stylo. Je n’avais rien à faire ici. J’ai ouvert mon carnet sans quitter la route des yeux.
« C’était là », il y a quarante-trois ans moins un jour.
Cette même route au loin, sous la lumière froide d’un même printemps.
Le jeudi 6 avril 1944, à l’aube, c’est de ce tournant qu’ils ont surgi. Une traction de la Gestapo, suivie par deux camions civils conduits par des gars du coin. L’un d’eux s’appelait Godani. De retour à Brens, chez son employeur, il dira :
— J’ai fait un sale boulot.

Mais ce matin, seulement le bruit du vent. Un tracteur qui peine au milieu de son champ.

Je me suis mis en marche lentement, pour retarder l’instant où la Maison apparaîtrait.
Un chemin sur la gauche, une longue grille de fer forgé noir, le frôlement d’un bourdon, l’humeur mauvaise d’un chien derrière une grange. Et puis la bâtisse. Massive, trapue, coiffée d’un toit de tuiles rondes et d’une lucarne. Deux étages aux volets verts qui dominent la vallée, des grappes de lilas blancs au-dessus de la haie, du pissenlit dans le vallon et la grande fontaine asséchée, ses gargouilles assoupies au milieu d’une cour de pauvres herbes.

C’est là.

Madame Thibaudet m’attendait, au pied des trois marches qui mènent au perron.
— Vous êtes le journaliste ?
Oui, c’est ça. Le journaliste. Je n’ai eu pour lui répondre qu’un sourire et ma main tendue.
La femme est passée devant. Elle a ouvert la porte de la salle à manger, s’est figée dans un coin de la pièce, les bras le long du corps. Et puis elle a baissé les yeux. Elle semblait gênée. Son regard longeait les murs pour éviter ma présence.
Je dérangeais sa journée paisible.

Tout le village a eu pour moi ce même embarras poli, ces mêmes silences en fin de phrases. Les plus jeunes comme les anciens. Un étranger qui remonte à pied la route menant à la Maison ? Mais pour chercher qui ? Pour découvrir quoi, toutes ces années après ?
Izieu n’en pouvait plus de s’entendre dire que le bourg s’était couché devant les Allemands. Qu’un salopard avait probablement dénoncé la colonie des enfants juifs.
Qui avait fait ça ? Tiens, cela pouvait être Lucien Bourdon, le cultivateur lorrain qui accompagnait la Gestapo lors de la rafle et qui était retourné à Metz deux jours après. Oui, le crime pouvait être l’œuvre de ce félon, incorporé plus tard dans la Wehrmacht et arrêté à Sarrebruck par l’armée américaine, sous l’uniforme d’un gardien de camp de prisonniers. Et pourtant, faute de preuve, le martyre des enfants d’Izieu n’avait pas été retenu contre lui.
Mais alors, qui d’autre ? Le père Wucher ? Le confiseur de La Bruyère, qui avait placé René-Michel, son fils de 8 ans, à la colonie d’Izieu sous prétexte qu’il était turbulent ? Son gamin avait été raflé le 6 avril avec tous les autres mais descendu du camion pendant leur transfert à Lyon. Libéré par les Allemands devant le magasin de son père, parce que lui n’était pas juif. Wucher fut vite soupçonné par la Résistance. Il aurait mis son enfant là pour espionner les autres. Quelques jours plus tard, l’homme était emmené par les partisans et fusillé dans les bois de Murs. Sans avoir rien avoué.
Qui avait vendu la colonie ? Et avait-elle été seulement dénoncée ? Le bourg était épuisé par la question. En 1944, s’il y avait eu un mouchard, cela aurait pu être n’importe lequel de ses habitants. Un village de 146 suspects. Et la vermine y vivait peut-être encore, recluse derrière ses volets.
*
Ils venaient de partout, les enfants. Juifs polonais devenus gamins de Paris avant la guerre. Jeunes Allemands, expulsés du pays de Bade et du Palatinat. Mômes d’Autriche, qui avaient fui l’Anschluss. Gosses de Bruxelles et kinderen d’Anvers. Petits Français d’Algérie, réfugiés en métropole en 1939. Certains avaient été internés aux camps d’Agde, de Gurs et de Rivesaltes, puis libérés en contrebande par Sabine Zlatin, une infirmière chassée d’un hôpital lyonnais parce qu’elle était juive. Leurs parents avaient accepté la séparation, la fin de la guerre réunirait les familles à nouveau. C’était leur dernier espoir. Personne ne pourrait faire de mal à leurs enfants. Madame Zlatin avait trouvé pour eux une maison à la campagne, avec vue sur la Chartreuse et le nord du Vercors. Une colonie de vacances. Un havre de paix.

En mai 1943, dissimulé dans un hameau aux portes d’Izieu, ce refuge est devenu la Maison des enfants. Un lieu de passage, le maillon fort d’une filière de sauvetage vers d’autres familles d’accueil et la frontière suisse. C’est Pierre-Marcel Wiltzer, sous-préfet patriote de Belley, qui avait proposé cet abri à l’infirmière polonaise et à Miron, son mari.
— Ici, vous serez tranquilles, leur avait promis le haut fonctionnaire.
Et ils l’ont été pendant presque un an.
Pas de radiateurs mais des poêles à bois, pas non plus d’eau courante. L’hiver, pour leur toilette, les éducateurs réchauffaient l’eau dans un chaudron. L’été, les enfants se lavaient dans la grande fontaine. Se baignaient dans le Rhône. Jouaient sur la terrasse et y chantaient aux veillées. Ils mangeaient à leur faim. Des cartes de ravitaillement avaient été fournies par la sous-préfecture et les adolescents entretenaient un potager.
À la « Colonie d’enfants réfugiés de l’Hérault », son nom officiel de papier tamponné, pas d’Allemands, pas d’étoile jaune. Seule l’angoisse de nuit des petits arrachés à leurs parents. Sur les hauteurs, dominant le Bugey et le Dauphiné, rien ne pouvait leur arriver. Ils ne se cachaient même pas. L’herbe était haute, les arbres touffus, leurs voix cristallines. La guerre était loin.

Une poignée d’adultes est venue en renfort de Sabine et Miron Zlatin.
Quand Léon Reifman est arrivé devant la Maison, il a souri :
— Quel paradis !
Étudiant en médecine, il a participé à la création de la Maison pour s’occuper des enfants malades. En septembre 1943, Sarah, sa sœur médecin, l’a remplacé. Le jeune homme était recherché pour le STO. Il n’a pas voulu mettre la colonie en danger.
Les Zlatin ont aussi embauché Gabrielle Perrier, 21 ans, nommée institutrice stagiaire à la Maison d’Izieu par l’inspection académique. Cadeau du sous-préfet Wiltzer, une fois encore. On lui a dit que ces écoliers étaient des « réfugiés ». Officiellement, il n’y a pas de juif à la colonie. Ce mot n’a jamais été prononcé. Avant même qu’ils soient séparés, les parents ont appris à leurs enfants le danger qu’il y avait à avouer leur origine. Certains survivants, absents le 6 avril, raconteront plus tard que chacun d’eux se croyait le seul juif de la Maison. Mais tout le monde savait aussi que la maîtresse d’école n’était pas dupe.

Pendant l’année scolaire, quatre adolescents étaient pensionnaires au collège de Belley. Ils ne rentraient à la colonie que pour les vacances. Pour les plus jeunes, une salle de cours avait été aménagée au premier étage. Il y avait des pupitres, des livres, des ardoises prêtés par des communes voisines, et une carte du monde accrochée au mur. L’institutrice, qui ne se séparait jamais d’un sifflet à roulette, prenait soin de tous. Il fallait à la fois rassurer Albert Bulka, que toute la colonie appelait Coco et qui n’avait que 4 ans, et instruire Max Tetelbaum, qui en avait 12.
— C’est ici qu’ils faisaient la classe, a lâché Madame Thibaudet.
En haut de l’escalier de bois et de tommettes rouges, une pièce qui ressemblait à un grenier. Sur les murs blancs, de vieilles photos passées et lacérées. Images de vache tranquille, de chevaux, de montagne. Un dessin cocardier montrant un coq et un enfant.
Il faisait froid.
La propriétaire a longé le mur, une fois encore. D’un geste du menton, elle a désigné trois pupitres d’écolier, tapis dans un coin d’ombre.
Silence.
— C’est tout ce qu’il reste ?
— C’est tout, oui. On n’a gardé que ces tables-là.
Je l’ai regardée, elle a baissé les yeux. Comme prise en faute.
— Quand on est arrivés, tout était humide à cause des fuites du toit. On a fait un tas dans la cour. Il y avait des vêtements, des matelas. On y a mis le feu.
Je n’arrivais pas à saisir son regard.
— Vous y avez mis le feu ?
Elle a haussé les épaules. Voix plaintive.
— Qu’est-ce que vous vouliez qu’on fasse de tout ça ?
Alors je me suis approché de la première table, avec son banc scellé. Sur le bois, il y avait des traces usées d’encre noire.
— Je peux ?
La villageoise n’a rien répondu. Ses épaules lasses, une fois encore.
Je pouvais.
J’ai retenu mon souffle et ouvert le pupitre. Ma main tremblait. À l’intérieur, contre le battant, un papier collé, un début de calendrier jauni, calligraphié à l’encre violette. « Dimanche 5 mars 1944, lundi 6 mars, mardi 7 mars. » Tout un mois aligné.
— Et ça ?
La propriétaire s’est penchée sur le rectangle noir encadré de bois.
— Une ardoise ?
Oui. L’ardoise de l’un des enfants, oubliée au fond du pupitre. Jamais trouvée, jamais regardée. Jamais intéressé personne. Une main malhabile y avait tracé le mot « pomme ».
J’ai levé les yeux vers la femme. Elle était indifférente. Comme repartie ailleurs. Elle lissait son tablier des deux mains.
Je me suis tourné, visage contre le mur.
Un instant. Presque rien. Un sanglot privé de larmes. Le temps de graver pour toujours ces cinq lettres en moi. J’ai entendu le crissement de la craie sur l’ardoise. Lequel d’entre vous avait écrit ce fruit ?
Lorsque je suis revenu vers la femme, elle m’observait, gênée.
Mon émotion l’embarrassait.
*
Le 6 avril, lo
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Ma mère a écrasé une larme, avec le mouchoir qu'elle cachait dans sa manche. Sa collègue avait les yeux tristes, aussi. Un hochement de tête pour me saluer, et puis tous sont partis. Retournés dans la rue puis au ministère, pour l'heure qui leur restait à tamponner. Ma mère les a regardés, puis moi, puis le paquet-cadeau ouvert sur la. table. Je me suis rapproché.

⁃ Alors dis-moi, il y avait qui à ta petite fête ?
Elle a souri.
⁃ Eh bien tu les as vus ! Catherine, Hervé et cette jeune fille très sympathique.

Elle s'est penchée, une main cachant ses lèvres.
⁃ Mais j’ai complètement oublié son nom.

J'ai regardé la table désertée. Il n'y avait que trois bolées. La jeune fille n'avait pas bu.

Et avant que j'arrive, il y avait qui ?

Ma mère a eu un geste étonné.

⁃ Avant ? Mais non, personne.

Quarante ans de travail commun, deux collègues aux adieux.

⁃ Même pas un chef ?

Elle a ri.

⁃ Un chef ? Dis donc, mon fils, je ne suis pas le ministre !
J’avais commandé une crêpe au sucre. Mais le froment beurré ne passait pas.

⁃ Tu sais, ils avaient l'air tous bien contents. Ils ont pris du cidre, une galette, ça leur a fait très plaisir.

Et toi ?

Elle s'est redressée.

⁃ C'est bien qu'ils aient pu se libérer, tu sais. D'autres amies devaient venir, mais je pense qu'elles n ont pas pu.

⁃ Ce ne sont pas des amies, maman.

Elle ma regardé.

⁃ Qu’est-ce que tu racontes, mon fils ?
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Il ne fallait plus que Barbie reparaisse. Sa présence transformait ce procès en cirque. Au lieu de témoigner, de raconter, de se souvenir, les victimes pleuraient des mots sans suite. Le regard du nazi abîmait ce que nous avions à entendre. Pour que les martyrs osent parler, il fallait le silence d’un box désert. Jusqu’à ce jour, nombre d’entre eux n’avaient jamais partagé leur calvaire, leur douleur ou leur héroïsme. Des parents, des enfants, des amis entendaient leur histoire ici pour la première fois. Depuis la guerre, ils s’étaient tus. Et toutes ces années plus tard, ni la souffrance ni l’effroi ne pouvaient être partagés devant l’homme qui en souriait. Barbie ne répondrait pas de ses crimes. Il l’avait dit au premier jour de son procès et en resterait là. Alors pourquoi encombrer les débats de son mépris ? La venue de l’homme n’apporterait pas d’élément nouveau aux faits qui lui étaient reprochés. Elle n’aiderait pas à la manifestation de la vérité. Au contraire, elle dépossédait les victimes de leurs dernières forces. Elle leur volait leurs gestes et leurs phrases. Elle transformait leurs témoignages en lamentations inaudibles. La présence de Klaus Barbie portait atteinte à la dignité de son procès. 
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Serge Klarsfeld n’avait pas plaidé. Il n’avait pas jeté ses manches vers les moulures du plafond, n’avait usé d’aucun effet de voix. Il avait parlé avec tristesse. Ce n’était plus un avocat. Lui, le gamin qui avait échappé à une rafle, masqué par le mince rempart d’une armoire à double fond. Lui l’historien, le militant, le chasseur de nazis hanté par les enfants juifs d’Izieu, n’avait fait que prononcer leurs noms, 44 noms sanctifiés, l’un après l’autre, récités dans un silence de mort. De mort, vraiment. Le calme noir du tombeau. Et aussi, plus douloureux encore, il avait lu quelques-unes des lettres qu’ils avaient écrites à leurs parents, avant le 6 juillet 1944.
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Tout va très vite. C’est l’épouvante. Les militaires enfoncent les portes, arrachent les enfants à la table du petit-déjeuner, fouillent la salle de classe, les combles, sous les lits, les tables, chaque recoin, font dévaler les escaliers aux retardataires et rassemblent la cohorte tremblante sur le perron. Pas de vêtements de rechange, ni valises, ni sacs, rien. Arrachés à la Maison dans leurs habits du matin et cernés sur l’immense terrasse. Tous sont terrorisés. Les grands prennent les petits dans leurs bras pour qu’ils cessent de hurler.
(page 20)
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Rencontre avec Sorj Chalandon autour de son roman l'enragé paru aux éditions Grasset.


Sorj Chalandon, après 34 ans à Libération, est aujourd'hui journaliste au Canard enchaîné. Ancien grand reporter, prix Albert-Londres (1988), il est l'auteur de 10 romans, tous parus chez Grasset. le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006, prix Médicis), Mon traître (2008), La Légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011), le Quatrième Mur (2013), Profession du père (2015), le Jour d'avant (2017), Une joie féroce (2019) et Enfant de salaud (2021).
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13/01/2024 - Réalisation et mise en ondes Radio Radio, RR+, Radio TER
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