Citations sur Le Jour d'avant (287)
— Lorsqu’il remonte au jour, le mineur n’est qu’un survivant. Même s’il est décrassé, il rapporte le charbon en surface. Il lui en reste dans les cheveux, dans le nez, au coin des yeux, entre les dents. La mine a pris la place de l’air dans ses poumons. Le mineur n’est pas mort, non. Mais il sait que la mort l’attend
Page 287, Grasset, 2017.
Je n’avais pas honte. Moi aussi, j’étais un ouvrier. Pour toujours. Paris ne changerait rien, je le savais. Mais il fallait que je quitte le bassin. Je ne voulais pas d’un horizon de terrils. De l’air âcre des cheminées. Je ne pouvais plus passer devant les grilles de la mine, croiser les gars sur leurs mobylettes. Baisser les yeux face aux survivants. Entendre le souffle des chevalements que seul mon Jojo avait le droit d’imiter. J’étais épuisé des hommes à gueules de charbon. Je ne supportais plus de voir leurs mains balafrées, entaillées, leurs peaux criblées à vie d’échardes noires. Les regards harassés me faisaient de la peine. Même le dimanche, même nettoyés dix fois, les cous, les fronts, les oreilles racontaient la poussière de la fosse.
Et mon frère disparu.
Page 33, Grasset, 2017.
Mourir pour le profit de la Compagnie nationale des Houillères? C’est ça que tu veux Jojo? Crever comme ton oncle à vingt et un ans, les lunettes coulées sur le visage et les doigts soudés par la chaleur? Suer dans les entrailles de la terre pour engraisser les planqués du carreau? Passer tes jours à percer la nuit? C’est ça ton rêve, mon fils? Et si tu tombes à la fosse, tu auras gagné quoi? Qui te tiendra hommage? Deux écharpes tricolores venues d’une autre ville, un sous-ministre arrivé de Paris, un discours honteux sur le mauvais sort, trois fleurs payées par le syndicat et une garde d’honneur de copains qui n’oseront même pas regarder votre pauvre mère en face?
Pages 18-19, Grasset, 2017.
Une vie : une médaille. Une rondelle de ferraille pour un cœur brisé. C’était indigne, dégueulasse. L’idée d’hommage à nouveau m’a hanté. J’avais décidé de combattre le mépris des vivants.
Page 45, Grasset, 2017.
— 42 garçons sont restés au fond par ma faute. J’étais responsable de leur sécurité et je passais mon temps à leur dire : « Si on fait trop de sécurité, on ne fait pas de rendement. » Le rendement, les économies, c’était l’obsession de la Compagnie. Une politique brutale imposée à tous.
Page 287, Grasset, 2017.
Aller au bout de l’irrationnel oblige parfois à se confronter à la raison.
Les mines de France avaient fermé les unes après les autres. En 1978, quatre ans après la catastrophe de Liévin, la fosse Saint-Amé a cadenassé ses grilles, et le puits 3bis a été comblé. Cinq ans plus tard, le chevaleret du 3 a été abattu comme un vieux chêne. Un éclat de son béton m’a servi de presse-papier. Mais le gibet métallique 3bis a été conservé. Pour le tourisme, pour la mémoire, pour ajouter aux larmes des crocodiles parisiens.
Page 43, Grasset, 2017.
Sur son salaire de décembre 1974, les Houillères avaient enlevé trois jours à son homme.
- Trois jours ! Et vous savez pourquoi ? Parce qu’il est mort au fond le 27. Voilà pourquoi. « Absence non garantie », c’est écrit là ! Pas justifiée, ça veut dire. Il lui a manqué trois jours pour finir le mois. Il était mort, merde ! C’est pas justifié ça ?
À l'heure de dire au revoir à son charbon, la France a oublié de dire adieu à ses mineurs. Le monde qu'ils incarnaient n'existait déjà plus.
Une blessure que rien ne pourra cicatriser, a dit le maire de Liévin.
C’était cela. Une blessure ouverte. Et une douleur que le pays n’a jamais partagée. Malgré les déclarations et les promesses, le supplice de notre peuple s’est arrêté aux portes de l’Artois. Notre deuil n’a pas été national. A l’heure de dire au revoir à son charbon, la France a oublié de dire adieu à ses mineurs. Le monde qu’ils incarnaient n’existait déjà plus. Jojo et ses amis sont morts trop tard pour être défendus par la Nation.
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