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EAN : 9782707156464
423 pages
La Découverte (23/10/2008)
4.36/5   7 notes
Résumé :
Écoutez Diderot justifier la vivisection des condamnés à mort, devenus inhumains par leur déchéance civique. Écoutez Pasteur demander à l'empereur du Brésil des corps de détenus pour expérimenter de dangereux remèdes. Écoutez Koch préconiser l'internement des indigènes auxquels il administrait des injections d'arsenic.
Paralytiques, orphelins, bagnards, prostituées, esclaves, colonisés, fous, détenus, internés, condamnés à mort, tels sont les " corps vils " q... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
« Les corps vils, ce sont les condamnés à mort, les bagnards, les détenus, les orphelins, les prostituées, les internés, les patients de l'hôpital, les esclaves, les colonisés, les moribonds qui ont historiquement servi de matériel expérimental pour la constitution de la science médicale moderne. … il s'agit d'interroger le lien étroit qui s'est établi, dans une logique de sacrifice des sujets de moindre valeur, entre la pratique scientifique moderne et l'avilissement de certaines vies. »

Si les évolutions des pratiques médicales donnent lieu à des analyses passionnantes, le livre est avant tout une réflexion philosophique et politique sur le pouvoir d'expérimenter et sur les sujets de ces expériences.

L'ouvrage est divisé en 11 chapitres : « Les cadavres des suppliciés », « Les corps des condamnés », « L'inoculation, expérience de masse », « L'auto-expérimentation », « L'expérience clinique et le contrat d'assistance », « le droit à l'essai », « Crises et mutations de l'essai thérapeutique », « L'expérimentation pathologique », « le consentement du cobaye », « L'expérimentation du monde » et « L'expérimentation coloniale ».

Des multiples analyses, je ne présente qu'une partie des développements sur Claude Bernard, sur le consentement du cobaye, sur l'expérimentation et en particulier l'expérimentation coloniale.

A propos de Claude Bernard, l'auteur montre que « Son geste décisif consiste à ne plus opposer physiologie et expérimentation mais, au contraire, à constituer une physiologie expérimentale sur laquelle pourront se fonder des essais thérapeutiques. » Pour traiter la maladie, il convient donc d'établir expérimentalement son étiologie (science des causes) « Dans cette nouvelle perspective, on tachera, avant de constater empiriquement des effets, d'établir expérimentalement des causalités ». Cette manière de procéder semble, par ses exigences propres, « porteuse de garanties éthiques immanentes ». La responsabilité médicale en est modifiée, de même que les méthodes de recherches et les nouvelles techniques d'expérience. Il s'agit d'une inflexion majeure dans le rapport aux corps.

Concernant le consentement, Grégoire Chamayou souligne la véritable absence dans les discours sur l'expérimentation humaine au XIXe siècle. L'auteur par ailleurs nous rappelle que « le choix des sujets de l'expérience est intimement lié aux formes de domination existant dans la société ». Il développe sur la relation médecin patient « Dans une relation médecin-patient traditionnellement pensée sur le mode de la tutelle, il n'y a pas d'obligation de vérité pour le médecin, ni devoir d'information, pas plus que d'obligation de recueillir un quelconque consentement » et pour le dire autrement « le seul principe est de respecter l'intérêt objectif du patient, qui prime sur son autonomie ».

Sur les problèmes d'autonomie, dans un autre contexte, je renvoie au bel article de Juana Maria Gonzales Moreno sur « Les lois intégrales contre les violence à l'égard des Femmes en Espagne. Une analyse à partir de la théorie juridique féministe » dans Nouvelles Questions Féministes Vol 28, N°2 / 2009 (Editions Antipodes, Lausanne).

La force des propos de Grégoire Chamayou « Dans les phases de déni de la contrainte sociale et des rapports de domination, ériger le libre arbitre du sujet comme foyer central et quasi exclusif d'autorisation, au détriment des limitations collectives et des cadres légaux, revient à l'exposer de façon accrue à ces mêmes rapports » et « Il faut envisager une délimitation collective – politique – de ce à quoi il est possible ou non de consentir, de ce qu'il est ou non socialement légitime de soumettre au consentement individuel – faute de quoi l'invocation de la liberté de choix pourrait bien se retourner à terme contre les conditions d'existence même de cette liberté » ne suffit pas, à mes yeux, à ”régler” les questions autour de l'autonomie, la règle collective, protection immédiate, pouvant être aussi un frein à la capacité d'agir des individu-e-s.

Le titre de la note est extrait du sous chapitre « le paradoxe de l'expérimentalisation ». Les problèmes soulevés sont toujours d'actualité. L'auteur nous indique : « En même temps que s'étend le domaine de l'expérience scientifique, s'opère une limitation du champ de vision du savant » et ajoute « Au point que cette posture d'aveuglement sur les conditions sociales de sa propre pratique scientifique finit par être posée comme critère même de sa scientificité. » Ce qui est pour le moins ”délicat” en médecine devient, par ailleurs, absurde lorsque nous avons à faire à des sociologues ou des économistes !

Grégoire Chamayou nous rappelle aussi que les corps vils au XIXe siècle, ce sont les prolétaires. En citant les travaux de Marx, l'auteur trace une perspective : « Un regard réflexif de la science expérimentale sur elle même qui, loin de faire abstraction de son dehors, prend pour objet sa propre relation avec ses externalités et ses applications. Seule cette position réflexive est à même de restituer à la science expérimentale sa conscience politique. »

J'ai particulièrement apprécié le chapitre sur l'expérimentation coloniale. Plutôt que d'en faire une présentation, je choisis de reproduire le dernier paragraphe. « L'association historique du dispositif du camp et de l'expérimentation médicale sur des sujets indigènes, dans un territoire échappant aux normes éthiques de la métropole, sur une population sous contrainte, parquée, enfermée, dont la mort importait peu, naît ici. C'est la naissance d'un dispositif reproductible, transférable et modifiable. le dispositif du camp d'expérimentation est apparu, sous une forme spécifique, comme un instrument aux mains de la médecine coloniale. Cet objet techno-politique sera réutilisé dans d'autres contextes, sous des formes modifiées, avec une signification, une fonction et une histoire propre. le propos n'est pas ici d'assimiler des situations historiques dissemblables, ni de les mettre en balance dans l'horreur, mais de pointer émergence de technologies politiques recyclables dans des chaînes d'usages historiques. Certaines élaborations de l'impérialisme et du racisme colonial seront réimportées, exploitées par le racisme antisémite et exterminationniste nazi.

En ce début du XXe siècle, les corps vils ont pris un nouveau visage. Ils ont la peau sombre et ils se définissent désormais par leur race. Au terme de notre histoire, les corps vils ont été racisés. » Cette analyse recoupe celle d'Olivier le Cour Grandmaison, par exemple dans Coloniser Exterminer. Sur la guerre et l'État colonial (Fayard 2005)

En conclusion, l'auteur revient sur son projet : « J'ai essayé d'écrire l'histoire d'un pouvoir – le pouvoir d'expérimenter – en prenant comme fils conducteur les formes que prennent les dispositifs d'acquisition des sujets de expérience. ». Il fait ressortir quelques éléments qui sont toujours à rediscuter :

■« L'invocation répétée du ”progrès”, ou de la ”science”, aboutit à produire des entités réifiées, des notions censées représenter la société comme un tout, mais qui sont en réalité toujours implicitement définies par l'exclusion des groupes sociaux dont elles justifient le sacrifice. »

■« Ma thèse est que, en philosophie éthique, l'abstraction et l'indétermination du sujet sont mises au service d'une invisibilisation des rapports sociaux. »

■« L'éthique de la recherche scientifique reste myope tant qu'elle ne dispose pas de concepts lui permettant de rendre compte des rapports de pouvoir et d'avilissement qui structurent le champ concret de la production du savoir. »

Le on soit disant neutre, ne l'est jamais. Derrière l'homme, il y a des femmes et des hommes qui ne peuvent jamais être réduit-e-s à une essence introuvable.

L'auteur a retenu une autre thèse : « La science relève des arts d'acquisition. Si la science est comme la chasse, l'expérimentation humaine suppose une sorte de chasse à l'homme ». Je renvoie donc au livre plus récent de Grégoire Chamayou : Les chasses à l'homme ( Editions La fabrique, Paris 2010 )

Un regret cependant. Même s'il est abordé dans le cas des prostituées, le caractère nécessairement genré des corps vils n'est malheureusement pas approfondi. Quoi qu'il en soit, il me semble utile de s'aventurer dans l'analyse de l'utilisation de ces « corps vils ». Les questions abordées n'en finissent pas de s'actualiser.

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Citations et extraits (13) Voir plus Ajouter une citation
On trouve en somme quatre grands groupes d'arguments pour défendre l'expérimentation sur les condamnés à mort. Les premiers sont centrés sur leur statut de criminels : moralement inhumains, ils ne peuvent plus réclamer pour eux-mêmes le respect qu'ils ont dénié aux autres. Les deuxièmes mobilisent un principe de maximisation de l'utilité de la peine : étant donné que le condamné va être tué quoi qu'il arrive, autant que sa mort soit utile. Cette idée se trouve renforcée par la logique de mise en balance entre la vie d'un seul et des vies futures de tous - balance qui établit un rapport incommensurable entre la vie d'un sujet et la conservation d'une infinité d'autres. Le troisième groupe d'arguments s'attache à faire valoir la fonction de rachat ou de rédemption : par le sacrifice de sa vie au service de l'humanité, racheter ses crimes envers la société. Une quatrième série d'arguments se fonde sur le statut du condamné : un mort-vivant dépouillé de sa personnalité juridique.
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Longtemps la question de l'expérimentation humaine n'a pas été formulée comme "peut-on expérimenter sur l'homme ?" mais "Peut-on expérimenter sur les pensionnaires de l'Hôpital ?", c'est-à-dire sur les pauvres, les indigents qui y étaient pris en charge, entendu que la question ne se posait pas pour les catégories sociales plus élevées. Longtemps donc la question éthique de l'expérimentation n'a pas reçu de formulation universelle, mais particulière, bornée à certaines catégories sociales. On demandait moins "peut-on expérimenter sur l'homme ?" que "en quoi est-on fondé à expérimenter sur les pauvres ?".
Poser la question en ces termes revient à introduire le rapport de classes dans l'analyse de l'histoire de l'expérience clinique.
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L’association historique du dispositif du camp et de l’expérimentation médicale sur des sujets indigènes, dans un territoire échappant aux normes éthiques de la métropole, sur une population sous contrainte, parquée, enfermée, dont la mort importait peu, naît ici. C’est la naissance d’un dispositif reproductible, transférable et modifiable. Le dispositif du camp d’expérimentation est apparu, sous une forme spécifique, comme un instrument aux mains de la médecine coloniale. Cet objet techno-politique sera réutilisé dans d’autres contextes, sous des formes modifiées, avec une signification, une fonction et une histoire propre. Le propos n’est pas ici d’assimiler des situations historiques dissemblables, ni de les mettre en balance dans l’horreur, mais de pointer émergence de technologies politiques recyclables dans des chaînes d’usages historiques. Certaines élaborations de l’impérialisme et du racisme colonial seront réimportées, exploitées par le racisme antisémite et exterminationniste nazi.
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Les corps vils, ce sont les condamnés à mort, les bagnards, les détenus, les orphelins, les prostituées, les internés, les patients de l’hôpital, les esclaves, les colonisés, les moribonds qui ont historiquement servi de matériel expérimental pour la constitution de la science médicale moderne. … il s’agit d’interroger le lien étroit qui s’est établi, dans une logique de sacrifice des sujets de moindre valeur, entre la pratique scientifique moderne et l’avilissement de certaines vies.
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L’invocation répétée du "progrès", ou de la "science", aboutit à produire des entités réifiées, des notions censées représenter la société comme un tout, mais qui sont en réalité toujours implicitement définies par l’exclusion des groupes sociaux dont elles justifient le sacrifice
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Vidéo de Grégoire Chamayou
Une collection d'entretiens et de débats sur l'écologie à travers les livres, par la rédaction de Mediapart et la revue Terrestres. Première émission: "Comment agir dans un monde qu'on effondre? A propos de Devant l'effondrement (Yves Cochet), le champignon de la fin du monde (Anna Tsing), La société ingouvernable (Grégoire Chamayou).
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