« Les corps vils, ce sont les condamnés à mort, les bagnards, les détenus, les orphelins, les prostituées, les internés, les patients de l'hôpital, les esclaves, les colonisés, les moribonds qui ont historiquement servi de matériel expérimental pour la constitution de la science médicale moderne. … il s'agit d'interroger le lien étroit qui s'est établi, dans une logique de sacrifice des sujets de moindre valeur, entre la pratique scientifique moderne et l'avilissement de certaines vies. »
Si les évolutions des pratiques médicales donnent lieu à des analyses passionnantes, le livre est avant tout une réflexion philosophique et politique sur le pouvoir d'expérimenter et sur les sujets de ces expériences.
L'ouvrage est divisé en 11 chapitres : « Les cadavres des suppliciés », « Les corps des condamnés », « L'inoculation, expérience de masse », « L'auto-expérimentation », « L'expérience clinique et le contrat d'assistance », « le droit à l'essai », « Crises et mutations de l'essai thérapeutique », « L'expérimentation pathologique », « le consentement du cobaye », « L'expérimentation du monde » et « L'expérimentation coloniale ».
Des multiples analyses, je ne présente qu'une partie des développements sur
Claude Bernard, sur le consentement du cobaye, sur l'expérimentation et en particulier l'expérimentation coloniale.
A propos de
Claude Bernard, l'auteur montre que « Son geste décisif consiste à ne plus opposer physiologie et expérimentation mais, au contraire, à constituer une physiologie expérimentale sur laquelle pourront se fonder des essais thérapeutiques. » Pour traiter la maladie, il convient donc d'établir expérimentalement son étiologie (science des causes) « Dans cette nouvelle perspective, on tachera, avant de constater empiriquement des effets, d'établir expérimentalement des causalités ». Cette manière de procéder semble, par ses exigences propres, « porteuse de garanties éthiques immanentes ». La responsabilité médicale en est modifiée, de même que les méthodes de recherches et les nouvelles techniques d'expérience. Il s'agit d'une inflexion majeure dans le rapport aux corps.
Concernant le consentement,
Grégoire Chamayou souligne la véritable absence dans les discours sur l'expérimentation humaine au XIXe siècle. L'auteur par ailleurs nous rappelle que « le choix des sujets de l'expérience est intimement lié aux formes de domination existant dans la société ». Il développe sur la relation médecin patient « Dans une relation médecin-patient traditionnellement pensée sur le mode de la tutelle, il n'y a pas d'obligation de vérité pour le médecin, ni devoir d'information, pas plus que d'obligation de recueillir un quelconque consentement » et pour le dire autrement « le seul principe est de respecter l'intérêt objectif du patient, qui prime sur son autonomie ».
Sur les problèmes d'autonomie, dans un autre contexte, je renvoie au bel article de Juana Maria Gonzales Moreno sur « Les lois intégrales contre les violence à l'égard des Femmes en Espagne. Une analyse à partir de la théorie juridique féministe » dans Nouvelles Questions Féministes Vol 28, N°2 / 2009 (Editions Antipodes, Lausanne).
La force des propos de
Grégoire Chamayou « Dans les phases de déni de la contrainte sociale et des rapports de domination, ériger le libre arbitre du sujet comme foyer central et quasi exclusif d'autorisation, au détriment des limitations collectives et des cadres légaux, revient à l'exposer de façon accrue à ces mêmes rapports » et « Il faut envisager une délimitation collective – politique – de ce à quoi il est possible ou non de consentir, de ce qu'il est ou non socialement légitime de soumettre au consentement individuel – faute de quoi l'invocation de la liberté de choix pourrait bien se retourner à terme contre les conditions d'existence même de cette liberté » ne suffit pas, à mes yeux, à ”régler” les questions autour de l'autonomie, la règle collective, protection immédiate, pouvant être aussi un frein à la capacité d'agir des individu-e-s.
Le titre de la note est extrait du sous chapitre « le paradoxe de l'expérimentalisation ». Les problèmes soulevés sont toujours d'actualité. L'auteur nous indique : « En même temps que s'étend le domaine de l'expérience scientifique, s'opère une limitation du champ de vision du savant » et ajoute « Au point que cette posture d'aveuglement sur les conditions sociales de sa propre pratique scientifique finit par être posée comme critère même de sa scientificité. » Ce qui est pour le moins ”délicat” en médecine devient, par ailleurs, absurde lorsque nous avons à faire à des sociologues ou des économistes !
Grégoire Chamayou nous rappelle aussi que les corps vils au XIXe siècle, ce sont les prolétaires. En citant les travaux de Marx, l'auteur trace une perspective : « Un regard réflexif de la science expérimentale sur elle même qui, loin de faire abstraction de son dehors, prend pour objet sa propre relation avec ses externalités et ses applications. Seule cette position réflexive est à même de restituer à la science expérimentale sa conscience politique. »
J'ai particulièrement apprécié le chapitre sur l'expérimentation coloniale. Plutôt que d'en faire une présentation, je choisis de reproduire le dernier paragraphe. « L'association historique du dispositif du camp et de l'expérimentation médicale sur des sujets indigènes, dans un territoire échappant aux normes éthiques de la métropole, sur une population sous contrainte, parquée, enfermée, dont la mort importait peu, naît ici. C'est la naissance d'un dispositif reproductible, transférable et modifiable. le dispositif du camp d'expérimentation est apparu, sous une forme spécifique, comme un instrument aux mains de la médecine coloniale. Cet objet techno-politique sera réutilisé dans d'autres contextes, sous des formes modifiées, avec une signification, une fonction et une histoire propre. le propos n'est pas ici d'assimiler des situations historiques dissemblables, ni de les mettre en balance dans l'horreur, mais de pointer émergence de technologies politiques recyclables dans des chaînes d'usages historiques. Certaines élaborations de l'impérialisme et du racisme colonial seront réimportées, exploitées par le racisme antisémite et exterminationniste nazi.
En ce début du XXe siècle, les corps vils ont pris un nouveau visage. Ils ont la peau sombre et ils se définissent désormais par leur race. Au terme de notre histoire, les corps vils ont été racisés. » Cette analyse recoupe celle d'Olivier le Cour Grandmaison, par exemple dans Coloniser Exterminer. Sur la guerre et l'État colonial (Fayard 2005)
En conclusion, l'auteur revient sur son projet : « J'ai essayé d'écrire l'histoire d'un pouvoir – le pouvoir d'expérimenter – en prenant comme fils conducteur les formes que prennent les dispositifs d'acquisition des sujets de expérience. ». Il fait ressortir quelques éléments qui sont toujours à rediscuter :
■« L'invocation répétée du ”progrès”, ou de la ”science”, aboutit à produire des entités réifiées, des notions censées représenter la société comme un tout, mais qui sont en réalité toujours implicitement définies par l'exclusion des groupes sociaux dont elles justifient le sacrifice. »
■« Ma thèse est que, en philosophie éthique, l'abstraction et l'indétermination du sujet sont mises au service d'une invisibilisation des rapports sociaux. »
■« L'éthique de la recherche scientifique reste myope tant qu'elle ne dispose pas de concepts lui permettant de rendre compte des rapports de pouvoir et d'avilissement qui structurent le champ concret de la production du savoir. »
Le on soit disant neutre, ne l'est jamais. Derrière l'homme, il y a des femmes et des hommes qui ne peuvent jamais être réduit-e-s à une essence introuvable.
L'auteur a retenu une autre thèse : « La science relève des arts d'acquisition. Si la science est comme la chasse, l'expérimentation humaine suppose une sorte de chasse à l'homme ». Je renvoie donc au livre plus récent de
Grégoire Chamayou :
Les chasses à l'homme ( Editions La fabrique, Paris 2010 )
Un regret cependant. Même s'il est abordé dans le cas des prostituées, le caractère nécessairement genré des corps vils n'est malheureusement pas approfondi. Quoi qu'il en soit, il me semble utile de s'aventurer dans l'analyse de l'utilisation de ces « corps vils ». Les questions abordées n'en finissent pas de s'actualiser.