Au bout de trois silences, le jeune reviens doucement à la charge de son vieux compagnon :
_ Quoi qu'il en soit, papa, tu devrais être content de t'en aller avec tes ailes intactes !
Pourquoi, papillon ?
_ Rares sont ceux qui à ton âge peuvent se vanter d'avoir su se préserver un tel trésor...
_ Quel trésor ?
_ Tes ailes... toutes magnifiques...!
_ Ah... oui c'est vrai, soupire le vénérable, mais hélas...
...
_Hélas ? Pourquoi dire "hélas" quand on a conservé toutes ses ailes ?
_ Pour une raison très simple, mon fi...
Il se tait, toujours soucieux, abîmé dans des chimères sans fond.
_ Mais laquelle ? s'impatiente le fringant.
_ J'aurai gardé mes ailes mais je n'aurai pas connu la lumière.
« Hélas ? Pourquoi dire « hélas » quand on a conservé toutes ses ailes ?
Pour une raison très simple, mon fi...
Il se tait, toujours soucieux, abîmé dans des chimères sans fond.
- Mais laquelle ? s'impatiente le fringant.
- J'aurai gardé mes ailes mais je n'aurai pas connu la lumière. (...)
Le jeune papillon demeure comme interdit durant une bonne grappe de moments. Enfin, n'y tenant plus, il finit par demander au vieil affligé : « Papa... pourquoi regretter la lumière quand on a su conserver des ailes aussi somptueuses ?
- Parce que, mon fi, il m'a fallu choisir entre mes ailes et la lumière.
Le jeune fringant réfléchit encore, en louchant sur l'ancêtre immobile, puis il gémit : « Mais, papa, pourquoi avez-vous dû choisir entre garder vos ailes et connaître la lumière ?
- Comment aurais-je pu avoir les deux ? Interroge l'Ancien
- ...
- Ceux qui ont approché la lumière n'ont-ils pas les ailes abîmées ?
- Oui.
- Et ceux qui l'ont connue n'ont-ils pas été carbonisés ?
- Oui.
- Donc, jamais de demi-mesure. Il faut choisir... Choisir, c'est le problème.
- Pourquoi ?
- Parce que choisir, c'est renoncer à tous les autres possibles.
- On peut ne pas choisir.
- Exact, mais alors on renonce à la totalité des possibles : on tombe loin de la vie."
Une sirène de police arrache le jeune (papillon) à sa lourde réflexion. Partout dans la ville, la nuit semblait redoubler d'effort, à moins que ce ne soient les lampadaires qui renforcent leurs pires éclats bleutés. Le jeune (papillon) cherche ses mots, les aligne, les enfile, les contrôle une dernière fois et ose enfin :
_ S'il n'y a pas de "Vérité", il y a quand même "des" vérités !
_ Disons : des croyances, répond le vieux dans une sorte de sourire. Les croyances sont des petites traces de fortune qui permettent de conjurer l'abîme et de se donner l'impression d'avancer...
Des voltes de nuit se nouent et se dénouent, avant de se précipiter sur les brillances qui font trembler la ville.
La vieillesse est le lieu de l’ultime connaissance. (…) c’est elle qui permet de de donner du sens à ce que l’on a réussi, mais aussi et surtout à tout ce que l’on a raté, tout ce que l’on a jusqu’alors été incapable d’oser, de tenter ou bien d’imaginer. C’est donc le seul moyen de vivre non pas longtemps mais…complètement.
Les croyances sont des petites traces de fortune qui permettent de conjurer l’abîme et de se donner l’impression d’avancer…
Je n’attends rien ni personne. C’est pourquoi je ne suis jamais surpris de ce qui arrive. (…) Attendre quelque chose, s’attendre à quelque chose, soupire le vieux, n’est-ce pas fermer la porte à tout ce que l’on n’attend pas : à tous les autres possibles ?