- Bien. Maintenant, Papa, tu vas parler en français pour moi. Je dois marquer ce que tu vas me dire, nous sommes entrés dans une enquête criminelle, donc pas de charabia de nègre noir mais du français mathématique... Comment on t'appelle, han?
- Onho.
- Ca, c'est ton nom des mornes. Je te demande ton nom de la mairie, de la Sécurité sociale...
- Bateau Français, articula Congo comme s'il mâchait un lambi chaud.
- Raconte-moi en français ce qui est arrivé à Solibo là...
- Han pa jan halé fwansé.
- Tu ne sais pas parler français? Tu n'es jamais allé à l'école? Donc tu ne sais même pas si Henri IV a dit "Poule au pot" ou "Viande-cochon-riz-pois rouge"?...
Solibo Magnifique me disait: 'Oh, Oiseau, tu veux l'indépendance, mais tu en portes l'idée comme on porte des menottes. D'abord: sois libre face à l'idée. Ensuite: dresse le compte de ce qui dans ta tete et dans ton ventre t'enchaine. C'est d'abord là, ton combat...'
Méhié é hanm, Ohibo tÿoutÿoute anba an hojèt pahol-là !… Ce qui, traduit, peut vouloir dire : Messieurs et dames, Solibo Magnifique est mort d’une égorgette de la parole…
Comment écrire la parole de Solibo. En relisant mes premières notes du temps où je le suivais au marché, je compris qu'écrire l'oral n'était qu'une trahison, on y perdait les intonations, les mimiques, la gestuelle du conteur, et cela me paraissait d'autant plus impensable que Solibo, je le savais y était hostile.
Charles Gros-Liberté, crié Charlot, répondit aux questions comme un somnambule, en caressant une traînée blanchâtre qui naissait sur sa joue. Pilon, pour l’aider à se détendre (effet qu’évoquer Solibo semblait leur faire à tous), lui demanda ce qu’il savait des dernières heures du Magnifique. Charlot dit qu’on ne pouvait rien en savoir : Solibo vivait sans montre et sans calendrier, et surtout sans habitudes. Il n’était réglé que sur la vente de son charbon, sur son punch à midi au Chez Chinotte, et sur le jour de la Toussaint où il honorait de bougies saint-antoine sa défunte manman Florise (une larme sur elle, Seigneur). Pour le reste, inutile de l’espérer là où tu l’attendais. Il aurait cadencé sa biguine à contretemps s’il avait été musicien, et sa mazurka n’aurait jamais été piquée au même endroit.
Des nègres à gueule douce commençaient à rôder : Bien le bonjour Man Sidonise, et la santé ?…, et snif-snif par-ci, et snif-snif par-là…, Alors Madââme Sidonise, ça fait tellement longtemps que je ne t’ai pas vue, tu vas bien ?… […] je les regardais de côté : Eh bien un tel, tu as rêvé de moi aujourd’hui, alors ? !
Face aux policiers un peu interloqués, Pipi répondait aux questions en une parole ininterrompue, aux résonances visiblement intérieures. Noon, Solibo n’avait pas d’ennemis […]. Puis, se penchant vers Pilon, il dit : Sans vouloir te conseiller (tu es une maître-pièce de la policerie, et je le sais), chercher qui a tué Solibo n’appelle aucune vérité.
Après s’être demandé avec peu d’éléments : Qui a tué Solibo ?..., il se retrouvait disponible devant l’autre question : Qui, mais qui était ce Solibo, et pourquoi « Magnifique » ?
Mais d'abord, ô amis, avant l'atrocité, accordez une faveur : n'imaginez Solibo Magnifique qu'à la verticale, dans ses jours les plus beaux. Cette parole ne se donne qu'après l'heure de sa mort tristesse, mi ! et même pas dans un dit de veillée, auprès de son corps parfumé aux bonnes herbes. Se figurant un crime, la police l'a ramassé comme s'il s'agissait d'une ordure de la vie, et la médecine légale l'a autopsié en petits morceaux. On a découpé l'os de sa tête pour briguer le mystère de sa mort dans sa crème de cervelle. On a découpé sa poitrine, on a découpé ses poumons et son coeur. Son sang a été coulé dans des tubes de verre blanc, et, de son estomac ouvert, on a saisi son dernier touffé-requin. Quand Sidonise le reverra, aussi mal recousu qu'un jupon de misère... roye! comment dire cette tristesse qu'aucune brave ne peut laisser noyer ses yeux ?... C'est pourquoi, ô amis, avant ma parole je demande la faveur : imaginez Solibo dans ses jours les plus beaux, en vaillance toujours, avec le sang qui tourne, le corps planté dans la vie en poteau d'acacia dans une boue dangereuse. Car, si de son vivant il était une énigme, aujourd'hui c'est bien pire : il n'existe (comme s'en apercevra l'inspecteur principal au-delà de l'enquête) que dans une mosaïque de souvenirs, et ses contes, ses devinettes, ses blagues de vie et de mort, se sont dissous dans des consciences trop souvent enivrées.
À terre dans Fort-de-France, il était devenu un Maître de la parole incontestable, non par décret de quelque autorité folklorique ou d'action culturelle (seuls lieux où l'on célèbre encore l'oral) mais par son goût du mot, du discours sans virgule. Il parlait, voilà. Sur le marché aux poissons où il connaissait tout le monde, il parlait à chaque pas, il parlait à chacun, à chaque panier et sur chaque poisson. S'il y rencontrait une commère folle à la langue, disponible et inutile, manman! quelle rafale de bla-bla... Au billard de la Croix-Mission, au vendredi du marché-viande à l'arrivage du boeuf, sur le préau de la cathédrale après la dévotion, au stade Louis-Achille tandis que nous assassinions l'arbitre, Solibo parlait, il parlait sans arrêt, il parlait aux kermesses, il parlait aux manèges, et plus encore aux fêtes. Mais il n'était pas un évadé d'hôpital psychiatrique, de ces déréglés qui secouent la parole comme on se bat une douce. Au Chez Chinotte, sanctuaire du punch, on s'assemblait pour l'écouter alors que pas un cheveu blanc n'habitait sur ses tempes, et le tafia n'avait même pas encore rougi ses yeux (seul le premier jaune sale avait touché le blanc) qu'un silence accueillait l'ouverture de sa bouche : par-ici, c'est cela qui signale et consacre le Maître.
je fouille le pays avec un mayoumbé de deux langues et tout un champ de paroles inutiles parce que par-ici c'est l'inutile qui est bon sans grand vent devant ni derrière sans bruit non plus car quand mon brouillard s'en va la Pelée est sans chapeau?
- Morne-Rouge!