Par la force des choses, les ethnologues se trouvent être les indignes dépositaires d'une immense expérience sociologique et philosophique, celle des sociétés que nous appelons primitives ou sans écriture, qui est en train de s'oblitérer et dont notre rôle fut de préserver tout ce qui pouvait l'être.
Le progrès ne nous est paru possible qu'à partir du moment où l'écriture existe, et l'écriture elle-même ne nous paraît associée de façon permanente, dans ses origines, qu'à des sociétés qui sont fondées sur l'exploitation de l'homme par l'homme. Dès lors, le problème du progrès se complique, il ne comporte pas une mais deux dimensions: Car, s'il a fallu, pour établir son empire sur la nature, que l'homme asservisse l'homme et traite une partie de l'humanité comme un objet, il n'est plus possible de répondre de façon simple et non équivoque aux questions que suscite la notion de progrès.
(Georges Charbonnier) : Je pense, par exemple, à toutes les positions que l'on considère habituellement comme des positions de générosité. Elles sont toujours vaines, toujours complètement inutiles. C'est toujours un progrès économique ou un progrès technique qui permet de conquérir une position que la générosité humaine revendiquait auparavant, mais qu'elle n'aurait jamais pu conquérir par elle-même. En fait, c'est l'établissement d'un marché à tel endroit qui va permettre aux gens de disposer de tels biens dont ils avaient besoin, mais tant que les conditions d'établissement du marché ne sont pas réalisées, ils peuvent revendiquer ce bien au nom des droits de l'homme; jamais, au grand jamais on ne les en fera bénéficier, et dans tous les domaines, on peut transposer ce raisonnement.
En somme, les sociétés ressemblent un petit peu à des machines, et nous savons qu'il en existe deux grands types : les machines mécaniques et les machines thermodynamiques. Les premières sont celles qui utilisent l'énergie qu'on leur a fournie au départ, et qui, si elles étaient très biens construites, s'il n'y avait pas du tout de frottement et d'échauffement, pourraient fonctionner de façon théoriquement indéfinie avec l'énergie initiale qui leur a été fournie au départ. Tandis que les machines thermodynamiques, comme la machine à vapeur, fonctionnent sur une différence de température entre leurs parties, entre la chaudière et le condenseur; elles produisent énormément de travail, beaucoup plus que les autres, mais en consommant leur énergie et en la détruisant progressivement.
Disons, en effet : il a fallu attendre un certain nombre de centaines de millénaires pour que l'humanité réalisât cette combinaison très complexe qu'est la civilisation occidentale. Elle aurait très bien pu le faire dès ses débuts, elle aurait pu le faire beaucoup plus tard, elle l'a fait à ce moment, il n'y a pas de raison, c'est ainsi.