Les destinées sentimentales /
Jacques Chardonne (1884-1968)
M. Philippe Pommerel, oncle et ami du pasteur Jean Barnery, fait partie des diacres du temple de Barbazac au pays du cognac. Mais sa fonction principale est de produire le meilleur cognac de la région, don qu'il a hérité de son père dont il a pris la suite. Veuf depuis cinq ans, pas un seul instant il n'oublie sa femme. C'est son frère Thomas qui tient la caisse de la maison. Très riche par son mariage, Thomas assume cette fonction pour aider son frère. Lucien est le plus jeune frère de M. Pommerel. Il a abandonné sa femme et sa fille Pauline, dix-sept ans, qui a trouvé refuge chez son oncle diacre.
Arthur le fils de M. Pommerel a épousé Marguerite Burgaud-Duperron et habite aussi Barbazac. Il n'a jamais souhaité aider son père et se consacre à des activités commerciales au sein de la société de son beau-père, au désespoir de son père.
C'est lors d'une soirée dansante chez Marguerite que Pauline pour un soir sent en elle quelque chose d'affranchi et d'un peu grisant au coeur des lumières et des danseurs. Pauline est une personne grave, pensive, mûrie par l'expérience précoce d'une famille déchirée. Elle se conforme docilement aux habitudes de son oncle Pommerel, à ses sentiments religieux et aux rites de la maison.
On apprend au fil des pages que Nathalie, la femme de Jean Barnery est partie deux ans auparavant. Coquette et frivole, elle aurait eu une liaison avec un certain Dalhias, négociant en cognac. Elle demeure à présent à Limoges avec Aline sa fillette de quatre ans.
Jean se remémore les instants précédant le départ de Nathalie, la discussion concernant les lettres qu'elle avait reçues de Dalhias pour lesquelles elle n'exprimait aucun repentir, ce qui avait conduit Jean à lui demander de partir après cinq ans de vie commune. Il est convaincu cependant qu'il a manqué de charité envers elle et croit au fond de lui qu'elle reviendra à Barbazac pour vivre de nouveau avec lui.
Pour Nathalie, la vie d'épouse fut un amer étonnement. Elle n'avait pas prévu de vivre chichement avec un pasteur qui l'intimidait. Elle tenta bien de se résigner, mais Jean ignorait ses pensées et ses peines, ses déceptions et ses tristesses. Jean lui interdisait de fréquenter le salon d'Arthur, le jugeant trop frivole. Malheureuse et délaissée, Dalhias devint son confident.
Jean au fil des jours sent qu'il aime Pauline d'un sentiment à peine perceptible, qu'il a voulu ignorer pendant longtemps et écarter de sa pensée. Il feint l'indifférence auprès d'elle et ce avec passion pour la protéger de cet amour qu'il éprouve. Et c'est alors paradoxalement qu'il est décidé à rappeler Nathalie, à réparer les torts envers sa femme et rendre le bonheur à un être qu'il a frustré. Il pardonnera les propos irritants, les frivolités enfantines, les caprices.
Nathalie de son côté malgré la séparation s'est toujours considérée comme la femme de Jean Barnery, jugeant comme indestructible cette alliance dont elle veut rester la sainte gardienne.
Une lettre annonce à Nathalie la visite à Limoges de Philippe Pommerel chargé contre son gré de faire part du souhait de Jean. L'entrevue est tendue, Pommerel n'ayant jamais porté Nathalie dans son coeur, tout comme le retour à Barbazac, une gêne pesante s'immisçant au sein du couple malgré la présence de la petite Aline, leur fille. Dans le silence, une vie de mensonges s'établit entre eux…Jusqu'au coup de théâtre…
Pendant ce temps, Pauline qui a découvert son amour impossible et coupable, est partie à
Paris et loge dans une pension de famille. Après avoir suivi des cours de dactylographie elle a trouvé un emploi et déménagé au plus près de son travail dans une mansarde où chaque soir elle retrouve la sensation irrépressible de son amour, un débat épuisant.
C'est à
Paris que Jean, encore alité suite à un problème de santé, et Pauline se revoient. Un moment de bonheur pour tout deux qui à aucun moment ne s'avouent leur sentiment respectif.
Puis Pauline rejoint en Suisse Jean qui est en convalescence. Elle n'a pas regardé un homme pendant des années, sentant que tout était futile, vide et ennuyeux, hormis celui pour qui elle voulait demeurer ardente et fraîche, ayant tout réservé pour un but impossible.
Pauline et Jean mariés s'installent en Suisse dans un chalet isolé dans la région de Vevey et vivent leur amour au jour le jour, intensément et dans un bonheur qu'ils croyaient impossible.
« Être heureux dans une petite maison, sur le flanc d'une montagne, n'attendant rien…Cela n'a pas l'air vrai. » confie Pauline à Jean au cours d'une de ces belles promenades au cours desquelles ils ne regardent rien autour d'eux, tendrement rapprochés…
Un petit garçon, Max, viendra bientôt compléter ce bonheur…Jusqu'au jour où les affaires de famille rappelleront Jean puis Pauline et Max à Limoges. Les dernières promenades suisses se font alors en silence, comme s'ils étaient frappés d'un malheur qui les rend plus graves, plus seuls, plus indispensables l'un à l'autre, ils se sentent déjà détachés de ce beau pays qui a abrité leur amour.
Après l'installation à Limoges, le répit n'est pas de longue durée puisque la guerre est là dès le 28 juillet 1914. Jean en qualité de sergent est mobilisé.
Les années ont passé et Jean en grande conversation avec Pauline lui confie : « Souvent les idées sur l'amour ont varié. J'ai pensé : c'est une création, et puis, c'est le goût de la perfection, et puis, au contraire, c'est accepter un être tel qu'il est… »
Les soucis n'épargneront pas Nathalie quant à l'éducation d'Aline et Jean quand la crise économique frappera l'industrie de la porcelaine…
Publié en 1934, ce magnifique roman aux allures de fresque historique et intimiste où s'intriquent plusieurs histoires, fait penser par certains côtés à Mauriac quand il s'agit des événements familiaux, à
Zola à travers l'évolution de la bourgeoisie et quand sont évoqués les industries de la porcelaine de Limoges et la production du cognac, à
Daniel-Rops à travers le destin d'un pasteur devenu industriel et quand l'amour est partagé entre deux êtres et que la religion occupe une place essentielle dans leur vie.
Dans un style admirable d'une grande pudeur teintée de mélancolie, au lyrisme discret et d'une retenue constante, Chardonne, analyste du couple, en styliste alliant l'harmonie, la simplicité et le dépouillement, nous offre une écriture envoûtante au vocabulaire châtié et précis. Pour moi, ce beau roman d'amour où se mêlent aventure sentimentale et aventure sociale pour en faire une subtile peinture de la société bourgeoise provinciale des grands fabricants de cognac et de porcelaine, est un chef d'oeuvre flamboyant méconnu, avec des personnages de Pauline et Jean attachants et inoubliables.
Un conseil de lecture : noter sur une fiche les très nombreux personnages et familles qui apparaissent au fil des chapitres, et leur lien entre eux.
Un film magnifique a été tourné en 2000 à partir de ce titre, avec
Charles Berling,
Isabelle Huppert et
Emmanuelle Béart.