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Critique de yann-frat


Charline et les soignants « tout à l'égo »

Dans son nouveau livre « On ne nait pas infirmière », Charline l'infirmière du blog « C'est l'infirmière » nous raconte (à nouveau…) son parcours de soignante depuis les bancs de l'école jusqu'à aujourd'hui sous le prétexte d'une discussion avec une de ses étudiantes. de patients en patients, de rencontres en rencontres, elle montre ainsi qui sont « ces patients et ces soignants qui m'ont appris à panser »…

Il y a maintenant à peu prés 20 ans, William Rejault a eu le talent d'inventer un style « le bloging des infirmiers ». Mais aujourd'hui, une fois l'alpha et l'oméga de ce nouveau genre posés, tous les infirmiers qui se piquent d'écrire le suivent encore plus ou moins laborieusement. On a donc, depuis toutes ces années, toute une théorie d'histoires, toujours peu ou prou les mêmes, ou la narrateur est « faillible mais tellement humain » , les patients « forcément formidables » ou « forcément diabolique », le métier « extraordinaire mais difficile », les cadres de services « forcément sans coeur et qui portent des santiags » (je vous engage à vérifier le coup des santiags c'est accablant) et où, en gros, en croisant un patient on voit le narrateur apprendre une leçon de vie profonde et humaniste, s'en sortir grandi et fatigué (mais reconnaissant) avant de poursuivre son chemin de croix, étape par étape, patient par patient, chapitre court par chapitre court, citation ésotérique en épigraphe. La première fois pourtant c'était génial (au moins jusqu'à ce qu'on comprenne que William Rejault écrivait de la fiction et inventait ses histoires…) mais depuis, au septième, huitième, dixième livre identique on se sent un peu comme dans une nouvelle série des Martine (L'infirmière dans la prairie, L'infirmière à Lyon, L'infirmière à la plage, L'infirmière à la montagne, L'infirmière en ville, L'infirmière va à l'école, L'infirmière va à la piscine, L'infirmière et le yéti, L'infirmière et l'attaque de la moussaka géante etc…) et ce même si, pour nous tromper, les titres changent parfois ( « Coucou c'est l'infirmière », « Mais oui c'est moi, c'est l'infirmière » , « La petite fermière que voilà », « C'est moi l'infirmière, Gigi c'est toi dans le noir ? » etc…). Et à chaque fois, dans tous ces livres, ces braves infirmiers font les deux mêmes erreurs qui finissent par me scier les nerfs : croire (ou faire croire) que l'on soigne seul et croire (ou faire croire ) que l'on sait quand on soigne.

(Faire) croire que l'on soigne seul…
La première erreur est pathétique et mégalo. Les soins infirmiers sont toujours dans un tissu d'équipe non seulement pluriprofessionnel mais aussi de collègues. Quelle dose d'égotisme faut il alors pour s'accorder à soi seul le bénéfice ou le raté d'un soin ? « Il a eu 77 chimios, j'ai fait la 34° et je l'ai piqué du premier coup, c'est sûr c'est moi qu'il l'ai guérit ; d'ailleurs il avait des paillettes dans les yeux et je l'ai dit à ma collègue chouchou pendant qu'on partageait une clope et un pain au chocolat… » Sérieusement ? (Dans ce livre d'ailleurs on notera que Charline accorde royalement deux mots à son collègue puis le fait entièrement disparaitre des histoires alors qu'il assure autant de temps qu'elle sur les mêmes patients…).

(Faire) croire que l'on sait quand on soigne

La deuxième erreur, plus subtile et plus pardonnable (même si on espère quand même qu'ils ne croient pas à ce qu'ils écrivent) et de croire qu'on sait quand on est soignant ou pas. Évidemment pour la narration c'est plus vendeur de raconter qu'on a dit des mots essentiels le soir de noël pendant que toute la famille était rassemblée auprès du feu et que les enfants jouaient avec le chat, que le patient a sorti une main (forcement sèche avec des doigts « incroyablement » maigres) de dessous sa couverture rose pale reine des neiges que sa petite nièce lui avait prêté « pour l'aider à guérir tonton ». Il vous a pris la main et puis vous vous êtes dit des mots essentiels et il a souri pendant qu'il y avait dans la pièce une odeur de cannelle des gâteaux de son enfance et que sa femme pleurait en silence… Pourtant dans la vraie vie, par exemple, on sait bien qu'autour de noël tout le monde (patients et soignants compris !!! moi le premier !!!) est totalement hystérique entre la famille qui débarque, les gosses qui détournent l'appartement, la dinde à cuire et le cadeau de cousin Jérôme à trouver, bref désolé mais autour de noël, en gros, personne ne soigne vraiment, parce que les patients (et les soignants donc) ont la tête ailleurs et parce que le premier de nos devoirs c'est de laisser les patients profiter de ce moment de pause hors du temps habituel du soin. Oui mais bien sur ça fait de moins belles histoires, c'est moins vendeur, ce n'est pas ce qu'on a envie de lire. D'autre part, il faut être quand même bien aveugle pour « croire savoir » quand vous avez vraiment « aidé » l'autre. Tous les gens honnêtes vous le diront, tous on a cru avoir un jour des conversations très fortes avec des patients dont ils n'ont strictement rien compris et rien retenu. En revanche deux ans après ils vont parfois vous sortir comme un mantra la phrase que vous leur avez lâché sans y penser alors que vous étiez en train de passer la porte en vous disant qu'il fallait absolument aller faire le plein de la bagnole. Bref encore une fois un peu de modestie et de « je ne sais pas » ou « je fais de mon mieux » serait plus lisible mais bien sur ce n'est pas ce qu'on veut lire : on ne fait pas de bonne littérature et on ne vend pas de livres avec des sentiment en demi-teintes de gris…

Pourtant c'est bien l'enfer qui est pavé de bonnes intentions…

Le plus aberrant dans ces récits de soignants tout à l'égo qui raconte leurs histoires tout bien comme il faut avec des bons sentiments tout bien à la pelle… c'est que cela peut donner aussi à lire, paradoxalement, des textes carrément odieux. Ici on a le cas hallucinant de la patiente de 17 ans qui va mourir dans les bras de sa mère mais qui lutte encore et la soignante qui « sait qu'elle veut mourir sans sa mère » et qui du coup propose à la mère d'aller boire un café juste avant que la jeune fille ne meure, seule. Certes je n'étais pas là et surtout on ne décrit pas comment la soignante « sait ». Pourtant lorsqu'on présente la jeune fille comme « voulant toujours aller jusqu'au bout » pourquoi ne pas se dire alors qu'en luttant contre la mort elle voulait rester « le plus longtemps possible » avec sa mère et que la soignante en éloignant sa mère parce qu'elle a cru « savoir quelque chose » a enlevé son dernier réconfort à une mourante de 17 ans. « C'est de l'ordre du ressenti et c'est très difficile à expliquer mais à cet instant nous avons compris qu'elle avait besoin de mourir loin de sa maman » (p240), qui ose écrire une phrase comme ça sans même un « peut être » ? Sans le moindre doute apparent ? Sans la moindre vérification…. Une personne qui passe ensuite 284 pages à se demander si « elle est une bonne soignante… ».

Le piège (béant) de la désirabilité sociale et la limite du supportable…
Alors au fond c'est bizarre tout de même tous ces infirmiers qui racontent toujours les mêmes histoires et qui se donnent toujours à jouer, peu ou prou, le même (beau) rôle, les mêmes (bons) sentiments ? Il y a certes une incapacité banale à inventer un style (c'est tellement rare ce que Réjault a fait (poser les bases d'un genre nouveau) qu'on ne peut tout réinventer chaque fois) mais cela porte aussi un nom scientifique : « la désirabilité sociale » ou « le biais qui consiste à vouloir se présenter sous un jour favorable à ses interlocuteurs. Ce processus peut s'exercer de façon implicite, sans qu'on en ait conscience, ou au contraire être le résultat d'une volonté consciente de manipuler son image aux yeux des autres ou de ne pas être stigmatisé socialement, d'être conforme aux attentes sociales.
(https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9sirabilit%C3%A9_sociale ) .
En clair les « soignants tout à l'égo » qui écrivent ces livres , donnent au public ce qu'il a envie de lire et le public a envie de lire ce qu'il s'attend à lire donc ça tourne bien en rond. Les soignants tout à l'égo sont donc comme des femmes qui se teindraient en blond et se feraient refaire les seins pour être sûrs d'attirer le regard des hommes ; ou comme ces hommes qui n'ont aucune confiance en eux et en leur virilité et qui passent des heures à la salle de muscu pour « prendre de la masse » pour espérer plaire au filles… Bref une recherche absurde, désespéré et perdue d'avance d'un regard bienveillant de l'autre sur soi, pour se donner enfin la sensation d'exister, quitte à taire le vrai, quitte à devenir quelqu'un d'autre, quitte à réinventer le réel pour le rendre conforme aux rêves attendus. Alors bien sur ce n'est qu'un livre après tout, ce n'est donc pas la peine de sortir des grands mots… Certes mais c'est un livre de plus qui tape toujours sur le même clou et qui enfonce encore plus la profession dans ses propres clichés… puisqu'il les confirme aux yeux du public ! William Rejault et Charlène sont donc un peu comme les David Haaselhof et Pamela Handerson de la profession qui attirent le regard du public et le fascine en lui donnant précisément ce qu'il voudrait voir même si ça n'existe pas, alors il n'y a vraiment que les féministes acharnés et les maitres nageurs aigris (forcement aigri puisqu'on ne parle pas d'eux, puisqu'ils n'ont pas de gros seins et de gros muscles et puis pas de gros blog) pour dire que ça ne raconte pas du tout le métier et qu'au fond c'est insupportable…
Mon dieu mais « Suis-je une bonne infirmière » ???
Plus sérieusement les collègues « tout à l'ego », perdues comme ces auteurs dans leurs problèmes de désirabilité sociale et de « suis-je une bonne infirmière ? » (qui est la question essentielle de la désirabilité sociale puisqu'elle sous entend « qu'est ce que je dois faire pour qu'on dise de moi que je suis une bonne infirmière ? »), le vrai problème c'est qu'il y en a dans toutes les équipes de soins et elles sont faciles à reconnaitre… Ce sont celles qui feront des heures sup en se plaignant mais sans les réclamer (puisque c'est normal pour une bonne infirmière de faire des horaires de dingue), celles qui ne parleront jamais rémunération et comment l'augmenter (puisque une bonne infirmière ne travaille pas pour gagner sa vie mais pour soigner les pauvres) , celles qui ne font jamais grève (puisqu'une une bonne infirmière n'abandonne pas ses patients), ne se syndiquent pas ( puisqu'une bonne infirmière dévoue uniquement son temps à ses patients et à sa famille (donc elles ont une bonne excuse « je n'ai pas le temps !! ») et puis parce qu'elles ne sont jamais strictement d'accord dans le moindre détail avec ce que propose un syndicat, or comme elles « savent » ce qu'il faut au patient, elles savent aussi précisément ce qu'il faut au métier), celles qui balancent aussi les autres collègues dés que possible à la hiérarchie ou les débinent sans fin (puisqu'elles savent qui est ou n'est pas « une bonne infirmière »), celles qui se plaignent tout le temps de l'état de la profession sans penser une seconde qu'elle en sont pour partie responsables (puisque la bonne infirmière n'est jamais responsable que de ses patients, il faut le savoir, pour tout le reste elle n'est que victime et en premier lieu de toutes ces mauvaises infirmières autour d'elles qui ne font pas leur boulot et puis de leur chefs qui sont que des méchantes…Et puis comment serait-elle responsable de quoi que ce soit puisque précisément elle ne fait rien ??) bref celles qui n'ont plus la cornette sur la tête mais enfoncée directement dans le crane, religieuses laïques, amoureuses transies de la reconnaissance sociale et du nécessaire sacrifice qu'elle engendre puisque pour se faire bien voir, une bonne infirmière doit bien sûr souffrir. Et elles sont nombreuses comme ça. Et elles écrivent ou lisent des livres sur les travers professionnels qu'elles expliquent comme on attend d'elles qu'elles l'expliquent, et elles se font filmer ou regardent des reportages à la télé où ça se plaint comme on attend d'elle que ça se plaint et où ça souffre comme on attend d'elle que ça souffre alors ça se regarde souffrir en miroir et ça cherche la reconnaissance du public au mépris total du juste et du vrai, de la vérité ambiguë d'un soin ou d'une profession flou et ça s'aime comme ça. Et ça s'aime en se regardant souffrir, dans une redite glauque et sans fin de la passion en circuit fermé devant le public, patient par patient, souffrance par souffrance, fatigue par fatigue, leçon par leçon, rédemption par rédemption, seule avec sa propre croix et ses tristes malheurs…. D'ailleurs ne dit-on pas précisément qu'infirmier est « un métier de passion ? ». Charline a donc sa réponse : elle est une bonne infirmière.
« On ne nait pas infirmière » Charline, Editions « Autrement », 18 Euros. Disponible le 25 septembre 2019






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