*** Merci à Babelio et aux éditions BakerStreet de m'avoir offert ce livre que j'avais choisi et auquel je tenais. ***
Quand j'étais snob et menteuse (il y a fort longtemps)... je disais que mon livre préféré, c'était
L'Attrape-Coeurs de J. D. Salinger.
Depuis j'ai presque tout oublié de l'errance d'Holden Caulfield dans Manhattan ; par contre j'ai conservé le souvenir du pincement au coeur que m'avaient laissé les dernières lignes d'
Un jour rêvé pour le poisson-banane (dans le recueil intitulé
Nouvelles).
Dans une interview récente qu'on trouve sur YouTube,
Jerome Charyn dit que
L'Attrape-Coeurs n'est pas son titre préféré de Salinger, qu'il vient bien après les
Nine Stories. Comme moi ! ai-je pensé (moins snob, peut-être, mais pas plus modeste !).
Sergent Salinger est un roman biographique qui couvre la période 1942 à 1947 de la longue vie de Salinger
Il est mort à 91 ans en 2010. le succès mondial de
L'Attrape-Coeurs et de ses recueils de
nouvelles lui ont assuré une vie confortable. Il n'a plus rien publié après 1965 et vivait retiré (on parle souvent de réclusion, mais ça se discute) dans le New Hampshire. Marié trois fois, il a eu deux enfants.
Avant d'être mobilisé à 23 ans pour servir dans le contre-espionnage militaire et préparer le débarquement sur les côtes françaises, Salinger avait déjà connu un certain succès avec des
nouvelles publiées dans diverses revues. Il fréquentait les cercles mondains, intellectuels et littéraires, de New York ; une carrière, une vie, selon ses voeux semblaient s'ouvrir devant lui, mais l'entrée en guerre des États-Unis a tout remis en question ; pas que pour lui, comme on sait.
Tous ceux qui aiment Salinger et ses livres connaissent déjà tout ça, mais moi je ne le savais pas dans tous les détails que révèle
Charyn.
En 2014,
Frédéric Beigbeder a publié un joli roman intitulé Oona et Salinger à partir de l'idylle de Salinger avec Oona O'Neill (fille de prix Nobel de littérature, future dernière Mrs Chaplin, mère de huit des enfants de Sir Charles) ; je l'avais lu et il m'en était restée l'impression que l'auteur germanopratain était plus amoureux de Oona que de Sonny (ou Jerry, ou Djèdi, les petits noms de J. D. Salinger).
Dans le prélude new-yorkais de Sergent Salinger,
Charyn est un peu moqueur vis-à-vis de la toute jeune fille étourdie par son statut de Débutante de l'année 1942 et par les talents de danseur de rumba d'un beau gosse qui voulait devenir écrivain ; ça rétablit l'équilibre avec la version romantique qui voudrait que Salinger se soit enrôlé par dépit amoureux. Avantage
Charyn !
Je ne connaissais rien à l'opération Tigre (avril-mai 1944), menée dans le Devonshire parce que les plages de Slapton Sands y offraient un plateau de manoeuvres préparatoires idéal grâce à leur ressemblance avec celles du Cotentin. Une “foirade” épouvantable : 750 morts anglais et américains (peu de civils, Thanks God, ils avaient été “déplacés” pour l'occasion).
Le tableau qu'en fait
Charyn est inédit et glaçant.
Salinger a commencé à morfler psychologiquement dès ce moment là, il y avait de quoi.
Suit le vrai débarquement en Normandie... Salinger est de la “deuxième vague” sur Utah Beach.
Juste après intervient — d'après
Charyn — un épisode qui m'a laissée perplexe et fait douter un moment du sérieux de l'auteur et de sa fidélité à la bio de Salinger.
Ce qu'il reste de la compagnie de Salinger traverse péniblement les marais qui bordent le littoral ; ils arrivent dans un village : Sainte-Mère-Ménilmontant (“ ou quelque chose comme ça ” : sic) !
Même sans être spécialiste du
D-Day, on a vu le Jour le plus long !
De plus, au même moment, ma mère et mes grands-parents vivaient sous les bombardements alliés sur Caen ; leurs souvenirs sont encore dans mon histoire familiale. L'épisode du parachutiste américain accroché au clocher de Sainte-Mère-Église, est bien connu (mais peut-être pas des lecteurs américains qui sursauteront moins haut que moi...).
Dans son roman,
Charyn réutilise ce fait historique en le transformant : les allemands ont fui après avoir abattu le parachutiste pendu au clocher (le vrai avait été récupéré vivant : John Steele décèdera en 1969), et miné le village abandonné aux collabos.
Après ce simili-scandale qui avait interrompu brièvement ma lecture (comment ? quoi ! un romancier de renom pris en flagrant délit de fictionner la réalité historique ! est-ce bien pardonnable ?), j'ai effectivement lâché prise et accepté sans plus broncher les belles inventions de
Charyn, comme le sauvetage de la petite polonaise suppliciée de Dachau, ou le beau final entre rêve et réalité à Bloomingsdale (où j'ai retrouvé avec gratitude et émotion mon cher poisson-banane !). C'est un roman !!!
Ce que Salinger a vécu très jeune en quelques années, est complètement fou, dévastateur et douloureux....
Charyn nous le fait parfaitement comprendre par sa narration énergique des opérations militaires qui jalonnent les tribulations dramatiques de Sonny en Europe, les dialogues (inventés, donc), les descriptions des comportements et des états d'esprit borderline de tous ceux qui se sont retrouvés embarqués avec Sonny dans la lessiveuse émotionnelle et absurde de la deuxième guerre mondiale.
À part les grands noms (
Hemingway, Eisenhower, Theodore Roosevelt Junior...) je ne suis pas sûre d'avoir toujours su distinguer les personnalités historiques des personnages fictifs (ou développés à partir d'une base réelle) par
Charyn. Peu importe, ce sont de beaux portraits de soldats qui complètent ou développent celui de Sonny.
Juste un mot, à propos d'
Hemingway et Salinger. Ils se connaissaient, c'est avéré. Il y a plusieurs rencontres savoureuses ou touchantes (réelles ou pas, peu importe) entre les deux écrivains dans Sergent Salinger (au Stork Club de New York en 42, au Ritz à Paris en 44, à la clinique psychiatrique de Nuremberg où Sonny se fait soigner volontairement pour dépression en 45).
Dans son rapport aux combats, à la guerre, l'aîné
Hemingway est l'opposé du jeune Salinger.
Charyn montre bien que si Salinger admirait Hem (mais lui préférait de beaucoup Fitzgerald sur le plan littéraire), il n'était pas dupe de ses rodomontades et effets de muscles qui à leur manière camouflaient mal eux-aussi des traumatismes durables (
Hemingway, gravement blessé pendant la Grande Guerre).
Dans une interview qu'on peut trouver sur YouTube,
Jerome Charyn (né en 1937) dit sa fierté d'avoir écrit sur la campagne de libération du joug nazi menée par les américains en Europe et à laquelle participait Salinger ; il rend en même temps un magnifique hommage à un homme détruit, hanté, qui pour simplement rester vivant, traduira ce qu'il a vu, vécu, et ressenti, dans des textes déchirants publiés à son retour, sans jamais y parler directement des combats, ni des horreurs des camps ; et une fois cela fait, il se taira...
[sur mon blog (lien infra), j'ai complété cette note de lecture, avec une note de relecture de la nouvelle Pour Esmé, avec amour et abjection de J. D. Salinger, dans le recueil
Nouvelles]
Lien :
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