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La Grande Sultane" est une étonnante galerie de personnages historiques et romancés. On a l'impression de suivre les portraits de plusieurs protagonistes. Portraits qui tout en s'entremêlant propulsent le personnage principal d'un moment au-dessus de l'histoire avant qu'il ne disparaisse pour réapparaître plus tard. Ainsi nous découvrons comme dans de petites nouvelles imbriquées l'univers particulier de plusieurs figures du roman : La Validé, Catherine II, l'eunuque noir, Ishak Bey, le docteur Lerenzo, la sultane Hadidgé, Zorich…
Nous sommes à cheval sur le dix-huitième et le dix-neuvième siècle. Une Française de quatorze ans, fraîche émoulue d'un couvent, est capturée en mer par des pirates de l'Etat vassal d'Alger. Elle est offerte en compagnie d'autres biens au tout puissant sultan de l'empire ottoman, Abdul-Hamid , qui règne sur le un huitième de la surface du globe. Comme toute captive, elle est présentée au sultan, qui lui donne un nom, Naksh-i-dil, langue brodée. Ensuite, elle est remise à la Kiaya Kadine, l'intendante du harem, qui l'introduit et l'interne dans ce monde « étonnement érotique ». Cette prison qui ne dit pas son nom.
Le harem, cet univers particulier et étrange autour duquel tourne l'action du livre, est dépeint avec force images et poésie. C'est le lieu d'une « vie communautaire dans la plus grande solitude ». L'ennui, le chagrin, la mélancolie est le lot quotidien des centaines d'esclaves qui y séjournent. Elles rêvent toutes désespérément d'être remarquées et possédées par le sultan. Car en fait c'est l'unique moyen d'échapper à cette prison. Mais comme le dévolu du sultan ne tombe que sur quelques-unes d'entre elles, la très grande majorité restante moisissent dans la solitude. Pour la tromper, elles vaquent à des activités aussi inutiles que nécessaires. Elles se vautrent chaque jour dans les bains, s'épilent, se coiffent, se recoiffent, jacassent, prient, fument, s'insultent, se battent, se droguent et même s'empoisonnent entre rivales. Mais le monstre de l'ennui ne les quitte jamais. Aussi s'offrent-elles parfois quelque plaisir solitaire et éphémère en se masturbant ou en s'accouplant entre femmes. « C'est difficile d'éviter les amours illicites entre femmes enfermées, c'est comme dans [les] couvents et monastères », regrette l'Eunuque noir.
La principale tâche de l'intendante est en effet d'apprendre aux pensionnaires du harem l'amour : comment faire plaisir d'abord à soi-même, par onanisme, et singulièrement comment faire plaisir au sultan, cette « Ombre d'Allah sur terre ». Naksh-i-dil, la dévote, fut profondément choquée par sa première leçon d'esclavage sexuel quoiqu'elle ait découvert des plaisirs inconnus et intenses. Toutefois sa grande beauté va lui conférer rapidement le statut de Gözdé, fille remarquée, d'Ikbal, femme préférée, et surtout de kadine, l'épouse officielle admise à donner naissance à un prince ou une princesse. Elle ne tarde pas d'ailleurs pas à mettre au monde un garçon, Mahamud.
Grâce à son don d'ubiquité, l'auteure nous fait voyager ensuite dans une autre partie de l'Europe, la Russie, où la vieille Tzarine Catherine II possède elle aussi une espèce de harem. En effet, elle change constamment d'amants entretenus dispendieusement. « Les femmes simples se servent du sexe pour obtenir le pouvoir. Moi, je me sers du pouvoir pour obtenir le sexe», confie-t-elle à un de ses favoris officiels.
Après la mort d'Abdul-Hamid et l'avènement de Selim au pouvoir, Naksh-i-Idil est exilée dans l'Eski Serai, le palais des larmes où sont emprisonnées les femmes et les esclaves de l'ancien sultan. Ce deuxième harem de la cour impériale est plus le triste, car sans sultan, à l'instar d'« un couvent sans Dieu ». En outre son fils de quatre ans lui est, comme de coutume, retiré et enfermé dans la Cases des princes en attendant son tour de monter au trône. Et deux règnes plus tard, Mahmud, à la suite d'un coup de force, est couronné et sa génitrice accède d'office au statut de reine-mère, de Validée Sultane, celle qui coiffe tout le harem. D'abord souveraine éclairée et moderne, elle fait brusquement volte-face en suppliant son fils d'assassiner ses rivaux politiques et de réprimer les révoltes qui secouent l'empire. Calculatrice et fin stratège, elle pousse ce dernier à signer un accord de paix avec la Russie dans le secret dessein de voir celle-ci et l'armée napoléonienne s'écraser mutuellement et s'affaiblir militairement. Ainsi l'empire ottoman gagnera-t-elle une guerre sans verser une seule goutte de sang. Mais le succès est mitigé après la sanglante confrontation entre ces deux puissances, car Mahmud aurait pu obtenir une victoire militaire sur son ennemi juré, l'empire russe, en s'alliant notamment avec la France.
Prise d'une passion amoureuse et impossible pour un très jeune homme, Ali Effendi, La Validé Sultane meurt solitaire et chagrine dans son palais imaginé dans les bras de cet amant et construit au bord du Bosphore.
Si le roman est bâti sur un fond historique vrai, l'auteure a eu le talent de ne pas laisser son imagination s'enliser par trop dans les nasses de l'histoire vraie. Certes parfois celle-ci prend le dessus et le lecteur a envie de parcourir rapidement certains passages. Mais la précision des dates, la netteté des descriptions, souvent époustouflantes, l'utilisation de termes turcs appropriés pour rendre plus réalistes le décor et les personnages, montrent que
Barbara Chase-Riboud maîtrise extraordinairement le sujet de son livre.
Le roman est aussi une fresque des agitations politiques et sociales qui ont secoué l'Europe à la charnière du dix-huit et du dix-neuvième siècle. Des guerres de la Russie pour élargir sans cesse son empire à la révolution française de 1789, en passant par le lent et inexorable déclin de l'empire ottoman. Un vaste tour d'horizon européen permettant à l'auteure d'évoquer l'éternelle pomme de discorde entre l'Occident chrétien, « civilisé », « moderne », au goût artistique élevé à l'Orient musulman, « barbare », « fanatique », « incapable de pondre une civilisation moderne et des beaux-arts ». Une tare, une plaie inguérissable qui le voue inéluctablement à la décadence.
La langue de Barbara est juste, chatoyante, brodée d'images et presque aussi fascinante que la ville de Constantinople elle-même qui a longtemps fait rêver les grandes Cours européennes.