Seul un homme ayant assumé des responsabilités publiques, ayant joué un rôle dans l'histoire, est habilité à écrire ses
mémoires. Pour les obscures personnes privées, on parlera d'autobiographie. Ainsi,
Chateaubriand, ministre, ambassadeur ou opposant sous la Restauration, peut rédiger des
mémoires de son action politique. Seulement,
Chateaubriand a lu et admiré, comme toute sa génération, les Confessions de Rousseau, cet écrivain issu du peuple genevois, philosophe et romancier, personne strictement privée. Ce modèle de Rousseau le conduit à inclure dans les
Mémoires de sa vie publique, ses souvenirs privés, ceux de l'enfance, de la Bretagne, de la jeunesse, du temps où il n'était qu'un obscur petit nobliau breton aux grands rêves de voyages, et de libéralisme politique. D'autre part, à la différence des grands mémorialistes comme Retz ou
Saint-Simon, ou des autobiographes comme Rousseau et
Stendhal, la grande Histoire ("avec une grande Hache", disait Perec) a bouleversé sa vie : ce premier volume des
Mémoires, qui va de la naissance de l'auteur à l'émigration à Londres pendant la Terreur, est visité par la Révolution, qui, selon ses termes, impose une fin brutale au monde qu'il connaissait, et en fait naître un autre dans la violence. Tout écrivain qui, comme lui, a eu vingt ans en 1789 et vit encore en 1820, est "un nageur entre deux rives", le témoin d'un monde révolu et d'un nouvel ordre culturel et social. Donc, même s'il n'avait eu aucune carrière publique,
Chateaubriand eût été fondé à écrire ses
mémoires, car
L Histoire est intervenue dans sa vie.
Ce sens particulier de l'Histoire trouve son illustration littéraire dans la chronologie particulière du récit.
Chateaubriand, loin de suivre uniment un ordre chronologique, le bouleverse en incluant dans les pages consacrées aux souvenirs du passé le plus lointain, les circonstances de la rédaction, et des réflexions sur la fuite du temps et sur l'avenir. Prenons sa page la plus célèbre, qui figure dans toutes les anthologies, celle de "la grive de Montboissier" (première partie, livre III, p. 102 dans cette édition) : il évoque le chant d'une grive entendu en juillet 1817 dans le parc du château détruit de Montboissier, où Henri IV et Gabrielle d'Estrées s'aimèrent il y a deux siècles : le chant de la grive rappelle à l'auteur ce qu'il sera dans deux siècles, et le ramène aux années de son adolescence au château de Combourg. Les souvenirs affluent à sa mémoire. Enfin, se demande-t-il, pour combien de temps se souviendra-t-on de son livre ? Certainement pas les deux siècles que dura ce château détruit sous la Révolution... La façon dont le Temps agit dans cette page, comme dans mille autres, est proprement vertigineuse.
Un mot enfin sur l'édition du Centenaire, publiée par
Garnier Flammarion, établie par
Maurice Levaillant et préfacée par
Julien Gracq. On a pu qualifier cette édition de "monstre philologique", car le lecteur est censé y trouver toutes les notes, variantes, corrections, documents, manuscrits et appendices laissés par l'auteur lui-même. C'est donc probablement l'édition la plus complète que l'on puisse trouver. On se réfèrera aux historiens, et aussi à
Philippe Muray*, pour suivre les péripéties romanesques de la publication des
Mémoires d'Outre-Tombe.
*Exorcismes spirituels, I, L'oeuvre en viager.