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Critique de henrimesquida


Ni poème, ni essai, ni autobiographie, ni roman, les «Mémoires d'outre-tombe» De Chateaubriand est une oeuvre monstre écrite sous l'aile de l'aigle impérial à la charnière du monde ancien et nouveau. Nouvelles éditions.
Chateaubriand, c'est Mai 68 à lui tout seul: avant lui, tout dort;

avec lui, tout explose. Au début des années 1800, la Révolution a beau être passée, les Lettres sont restées figées: on baigne toujours, au début de l'Empire, dans le classicisme grisâtre et anémié dont les tragédies de Voltaire offrent l'exemple. Quant aux idées visionnaires de Rousseau, elles s'épanouissent dans les clubs révolutionnaires, à la tribune de la Convention, dans les discours de Saint-Just et Robespierre. C'est là que vit la littérature, pas dans ce qui est imprimé, qui est insignifiant. Avec Chateaubriand, tout va changer. Il a été, pour ainsi dire, interdit de Révolution. Vicomte, la Terreur ne l'a pas épargné: son oncle, son frère et sa belle-soeur ont été guillotinés, sa mère a survécu par miracle, extraite de son cachot par Thermidor. Ambitionnant une première carrière d'explorateur, il s'est embarqué à 20 ans et des poussières pour l'Amérique, cherchant un mythique «passage au Nord-Ouest» reliant l'Atlantique au Pacifique, vivant, entretemps, au milieu des Indiens. de retour en France, il s'est enrôlé comme simple soldat dans un corps d'armée d'émigrés qu'il décrit comme une troupe de va-nu-pieds. Il manque alors crever de dysenterie. Dans la dèche à Londres, il connaît la famine. Quand il revient en France, à la faveur du consulat de Bonaparte, en 1800, il doit adopter un faux nom. Aidé par son ami Fontanes («je lui dois ce qu'il y a de correct dans mon style»), il publie Atala, poème inspiré de deux Indiennes qu'il a connues en Floride. Mais c'est le Génie du christianisme, et surtout l'un de ses extraits, René, qui va faire de lui une vedette dans la France lettrée, idole des jeunes filles, modèle des jeunes gens, équivalent français de Byron (avec qui il règle un sérieux compte dans les Mémoires). Restaurateur de la foi dans une époque de destruction épuisée par l'esprit philosophique et athéiste, il a trouvé son sujet et rencontré son public. Mais ce Chateaubriand-là, qui intéresse-t-il?

Si Chateaubriand avait disparu à ce moment-là, on ne le lirait pas aujourd'hui. En tout cas pas plus que Byron. Mais l'auteur des Mémoires d'outre-tombe, ce livre inouï conçu dès l'âge de 35 ans et qui l'a occupé jusqu'à la fin de sa vie, plus de quarante ans plus tard, est d'un autre homme: un fou, un aigri, un marginal, un homme désemployé, un mythomane déçu, tout ce qu'on voudra sauf un homme de lettres. Au milieu de l'Empire, sa «carrière littéraire», c'est lui qui le dit, est terminée. Dans les Mémoires, il ne cesse de gémir et de soupirer sur le malheur d'écrire, qu'il assimile à une fatalité et une malédiction. Julien Gracq dans sa préface de 1960 à l'édition des Mémoires en Livre de Poche (1) y voit bien à tort une fanfaronnade. C'est évident: Chateaubriand aurait voulu faire mille fois mieux qu'écrire. La Révolution dont il n'a été que le spectateur anonyme l'a balayé du devant de la scène, et il a une revanche à prendre. Il guette le moment d'entrer en scène, d'apparaître en vedette dans la vie politique et diplomatique, seul théâtre digne à ses yeux de montrer la valeur d'un homme. Napoléon lui offrira passagèrement cette occasion. L'Empereur, pour asseoir son pouvoir et ses conquêtes, a signé le Concordat avec le pape. Il décide d'envoyer à Rome le poète, symbole de la chrétienté renaissante, comme premier secrétaire d'ambassade auprès du cardinal Fesch (oncle maternel de Bonaparte). Après quelques mois inutiles, Chateaubriand démissionne: Napoléon a fait fusiller par sa police le duc d'Enghien, accusé de complot contre-révolutionnaire, qui deviendra bientôt un martyr royaliste. C'en est fini de sa carrière diplomatique, même s'il y aura de prestigieux post-scriptums. La Restauration venue, il occupera bien divers postes, dont celui d'ambassadeur à Londres, se fâchant immanquablement avec tout le monde et faisant la leçon aux ministres de Louis XVIII et Charles X avec une vigueur qu'ils accepteront avec un flegme inégal. Un mot souvent cité de Louis XVIII résume la situation: «Monsieur de Chateaubriand verrait très loin, s'il ne se mettait pas toujours devant lui.»

Alors que faire? Ecrire. C'est-à-dire râler, ruminer ses souvenirs, passer d'un sujet à l'autre, entre deux voyages, entre deux liaisons. Les Mémoires avancent ainsi par panneaux successifs, conclus par un bâillement ou un long soupir: moi et mes soeurs, moi et mes rêveries, moi et mes promenades. Avec un ton de mélancolie sèche, dédaigneuse pour lui-même, et des beautés fulgurantes. Jusqu'à ce qu'il trouve son sujet: Bonaparte. Depuis ses pauvres années d'émigration en Angleterre, il nourrit pour l'Empereur une obsession qui le ronge: «Le bruit de ses pas se mêlait au silence des miens dans mes promenades solitaires; son nom me poursuivait jusque dans les réduits où se rencontraient les tristes indigences de mes compagnons d'infortune.» Il le suit à la trace. Avec lui, il franchit le pont d'Arcole, descend au fond de la pyramide, caracole à Austerlitz, contemple l'effroyable incendie de Moscou (dont la description forme un tableau à la Delacroix), vogue à l'aube depuis l'île d'Elbe, chemine sur le triste rocher de Sainte-Hélène. Il est même (du moins le croit-on à la lecture) présent à son exhumation, remarquant que, sous l'action des ongles de ses orteils, le pied de l'Empereur est sorti de la semelle décousue de sa botte. Il finit par se confondre avec lui, lui donnant ce qu'il a de meilleur et prenant de Napoléon tout ce qui ne lui a pas été donné de vivre. C'est prodigieux.

Bonaparte est né la même année que Chateaubriand: 1769. Comme lui, il a écrit des vers: «Il était poète comme le furent César et Frédéric: il préférait Arioste au Tasse; il y trouvait les portraits de ses capitaines futurs, et un cheval tout bridé pour son voyage aux astres.» Dans les malles du vaisseau qui l'emmène en Égypte, Bonaparte emporte Ossian, le Werther de Goethe, la Nouvelle-Héloïse de Rousseau et l'Ancien Testament. de son quartier général de Plaisance, en Italie, il écrit une lettre à Carnot, alors un des cinq membres du Directoire: «Je vous fais passer vingt tableaux des premiers maîtres, du Corrège et de Michel-AngeChateaubriand le décrit comme un «poète en action», ce qui résume toute l'admiration qu'il lui porte. Avant de s'embarquer, de Toulon, pour l'Egypte, Bonaparte fait à ses troupes un discours où passe le souvenir des légions romaines à Carthage et celui de la bataille de Zama. Devenu Empereur, il ne cessera jamais de superposer en lui-même les images d'Alexandre, de César, de Charlemagne. Comme Chateaubriand, il vit non pas dans un livre d'histoire, mais dans un monde où le mythe est plus fort que la réalité, où jamais la réalité ne vient se mettre en travers des désirs les plus illimités. Napoléon entraîne ses troupes vers la mort, le sacrifice, la folie collective. Il se prend encore pour un dieu, mais ce sera le dernier. Dans une de ces fulgurances qui jaillissent un peu partout dans les Mémoires, Chateaubriand écrit ceci: «En s'occupant d'Alexandre, Bonaparte se méprenait et sur lui-même et sur l'époque du monde et sur la religion: aujourd'hui, on ne peut se faire passer pour un dieu.» Sa conquête fut stérile, son empire s'écroula, son projet était anachronique: en cela, il fut grand. Et c'est exactement ce qu'on peut dire De Chateaubriand.

Comme Napoléon, il est à la charnière de l'ancien monde et du nouveau. Il est traversé par toutes les convulsions de la métamorphose. Bientôt, après l'Empereur, ceux qui veulent conquérir la Terre en brandissant un Aigle, la tête farcie d'Alexandre et de Charlemagne, seront enfermés dans des maisons de fou avant d'avoir été rendus capables de nuire. On pourrait en dire autant De Chateaubriand. Un bonhomme qui se prend pour Horace ou Virgile à Rome, pour Dante à Florence, pour Pétrarque à Avignon, pour un chevalier du Moyen Age à Paris, ne peut être, au début du XIXe siècle, aube de l'ère bourgeoise et industrielle, qu'un névropathe stérile. Il est révélateur, d'ailleurs, que Chateaubriand n'ait connu, comme Napoléon, aucune postérité. Jeune déjà, il trouvait ridicules ses imitateurs: «Une famille de René poètes et de René prosateurs a pullulé: on n'a plus entendu que des phrases lamentables et décousues; il n'a plus été question que de vents et d'orages, que de mots inconnus livrés aux nuages et à la nuit. Il n'y a pas de grimaud sortant du collège qui n'ait rêvé d'être le plus malheureux des hommes; de bambin qui à seize ans n'ait épuisé la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie; qui, dans l'abîme de ses pensées, ne se soit livré au vague de ses passions, qui n'ait frappé son front pâle et échevelé, et n'ait étonné les hommes stupéfaits d'un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus.» Et d'ajouter ceci, qui est le plus important: «Dans René, j'avais exposé une infirmité de mon siècle" Une maladie de l'âme n'est pas un état permanent et naturel.» Chateaubriand savait que l'ancien monde vivait encore en lui, mais à l'état de maladie. Il inventera ainsi le romantisme français, où tout est perdu d'avance, tout est dissous. le premier, il osera exprimer le dégoût de soi et le culte même de ses ratages. Grâce à Chateaubriand, et à lui seul, on osera se déclarer en lutte contre soi-même, souffrant, déchiré.

Ni poème, ni essai, ni autobiographie, surtout pas roman, les Mémoires, ce livre monstre dont aucune littérature au monde n'offre l'équivalent, traduisent une liberté, une audace, une indifférence à toutes règles dont seul Proust, qui a dit dans le Temps retrouvé combien ils avaient été pour lui un modèle, a osé s'inspirer. En nos temps académiques, où l'idée de la littérature, s'il en reste une, impose à tous le modèle du roman, commodité éditoriale et costume tout fait, les Mémoires ressemblent à un dinosaure. Ils sont pourtant bien plus proches de nous et de notre vie que bien des romans où la fiction s'épuise à s'imiter elle-même à longueur de vains chapitres. Qu'est-ce que le roman moderne en France? Rien, ou presque, avant Balzac et Stendhal: en France, ni Don Quichotte, ni Robinson Crusoe, ni Faust. Hugo puis Zola sont des poètes passés au roman, et il en reste quelque chose. Flaubert a plongé le roman dans l'abstraction, éteignant la lumière après avoir mis le verrou sur la porte. Au XXe, le roman est foisonnant mais émietté: il n'est plus central. Proust et Céline n'ont rien de romanciers, mais tout de mémorialistes visionnaires. Comme Chateaubriand. Mais aussi comme Rabelais, Montaigne, Pascal, Saint-Simon, Rousseau: les Français ne savent inventer rien d'autre qu'eux-mêmes. Partir de sa vie, c'est partir de rien pour inventer tout: «Retomber de Bonaparte et de l'Empire à ce qui les a suivis, c'est tomber de la réalité dans le néant. (") Je rougis en pensant qu'il me faut nasillonner à cette heure d'une foule d'infimes créatures dont je fais partie, êtres douteux et nocturnes que nous fûmes d'une scène dont le large soleil avait disparu.»
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