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Critique de Arakasi


À Ecorcheville, des nuées de salamandres tombent du ciel chaque semaine, éclaboussant d'une pluie de sang et d'acide les bâtiments. À Ecorcheville, une sirène vieillissante tourne en rond dans son aquarium du musée des monstres, près du cadavre empaillé d'un centaure. À Ecorcheville, le viol d'une jolie servante par un satyre fait les gros titres des journaux. À Ecorcheville, on peut se suicider pour dix euros en utilisant les charmantes « fusillettes » automatiques et acheter un esclave pour cinquante. À Ecorcheville, coulent les eaux fangeuses et sombres du Styx, le fleuve mythique qui sépare le monde des vivants de celui des morts. À Ecorcheville, si l'on a le coeur bien accroché et que l'on ne craint pas de se promener au plus noir de la nuit, on peut voir le vieux Charon seul dans sa barque, attendant, impavide et patient, les âmes des trépassés.

Pourtant, Ecorcheville n'est pas une ville si différente des autres. On y retrouve les même églises, les mêmes bâtiments municipaux crasseux, les mêmes politiciens véreux, les mêmes policiers dépassés, les mêmes lycéens désoeuvrés qui trompent leur ennui en se livrant à des courses d'automobiles effrénées et un brin suicidaires le long des falaises… Benoit Brisé est l'un d'entre eux. Un peu paumé, un peu flemmard, un peu rebelle, il traine ses seize ans comme on trainerait un boulet. À défaut d'agir, il rêve beaucoup, comme tous les adolescents : il rêve du jour où Fille-de-Personne, la féroce et sauvage orpheline dont il est amoureux, s'intéressera à lui ; il rêve du jour où ses amis, tous gosses de riches aux destins lumineux et tout tracés, le traiteront en égal ; il rêve du jour où son talent de musicien – si talent, il y a – sera reconnu ; il rêve du jour où il retrouvera son père dont il ignore l'identité et sa belle actrice de mère qui l'a abandonné à sa naissance ; il rêve du jour où il quittera enfin Ecorcheville, abandonnant à jamais derrière lui ses berges boueuses et ses vents pestilentiels. Mais on ne quitte pas aussi simplement Ecorcheville… Aussi loin que vous tentiez de fuir, la ville s'accroche à vous comme une sangsue : elle est en vous, elle est vous et sa marque obscure et lumineuse restera greffée sur votre peau jusqu'à la fin de votre vie.

Quel roman splendide et insolite que celui-ci ! Sans cesse à cheval entre fantastique et banalité, merveilleux et vie de tous les jours, il nous entraîne dans un univers trouble, à la fois très semblable au notre et délicieusement dérangeant. On retrouve dans « L'autre rive » bien des aspects des romans d'apprentissage tels qu'ils étaient écrits au XIXe siècle : le passage amer à l'âge adulte, l'apprentissage des codes sociaux, l'éducation sentimentale… À ces codes classiques, se mêlent des touches fantastiques, un peu de mythologie grecque, une pincée du surréalisme... L'auteur se permet même de flirter parfois avec les codes du roman policier ! Mixité dangereuse qui pourrait déconcerter le lecteur, mais qui confère justement tout son charme enchanteur au roman – grâce en soit rendu au talent du romancier. Pour ne rien gâcher, l'écriture de Châteaureynaud est absolument superbe, regorgeant de trouvailles poétiques et d'humour, l'histoire est belle et triste à la fois, les nombreux personnages merveilleusement typés… J'ai rarement vu l'adolescence – période souvent fort mal traitée en littérature – ses affres, ses rêves et sa fragilité aussi justement décrits.

En conclusion, un très très beau roman qui séduira sans doute même les plus rétifs à la littérature fantastique. Et un très grand merci à Ys pour me l'avoir fait découvrir : merci, merci, merci !
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