Bruce Chatwin :
En Patagonie
Ed. Grasset 1979
C'est un souvenir d'enfance qui conduit
Bruce Chatwin jusqu'au détroit de Magellan, à la Terre de Feu et au Cap Horn : un fragment de peau de brontosaure (?) ramené par Charles Milward, un cousin lointain et exotique. Ce fragment contemplé derrière une vitrine chez sa grand-mère éveille une vocation. Plus tard, une carte de Patagonie accrochée au mur chez Eileen Gray.
Nous sommes en 1976, le Chili de Pinochet, l'Argentine de Videla. Des juntes militaires dures, mais la Patagonie aux frontières qui sinuent entre lesdeux pays est si loin, si peu peuplée … Qui la peuple ? Des Gallois, des Ecossais, des Allemands, des Espagnols, des Russes, des Mormons,
jetés au bout du monde par les aléas individuels ou politiques. Ils se sont approprié les meilleures terres de cette immense région pleine de couleurs. Il reste peu d'Indiens : ils ont résisté longtemps mais ont fini massacrés, ou parqués dans des réserves, contaminés par l'importation de l'alcool et des maladies. Les tentatives de conversions par les missionnaires ont sauvé, comme en Afrique, des lambeaux de cultures et de langues objets de mépris, à commencer par celui de Darwin. Toutes les conditions sont réunies pour faire de la Patagonie un réservoir d'excentriques, d'aventuriers, de fermiers brutaux, de peones serviles, de pilleurs de banques, de bandits de grands chemins, de chômeurs en colère, de syndicalistes violents et de militaires répressifs. Certains d'entre eux sont des légendes vivantes, même après leur mort. L'odyssée du cousin Charlie, la cruauté du “Cochon rouge” massacreur d'Indiens, la virée argentine de Butch Cassidy et du Kid, le recueil par le Révérend Thomas Bridges de la langue des Yaghans, au bout du bout de la Terre de Feu sont des morceaux d'anthologie.
Ce sont ces régions aux histoires pleines de bruits et de fureur que parcourt Bruce Chatwind, logeant parfois à la belle étoile, parcourant d'autres fois des étapes de 60 km – les camions sont rares – en promenant son regard lucide, curieux et empthique sur un environnement humain ou naturel hors normes. Là où nous n'imaginons que brumes, pluies, grisailles et morosité, l'auteur nous peint des régions enchantées :
(…) Se dressant au-dessus d'une rivière d'un vert jade, ses parois (d'une meseta) formaient un rempart abrupt de 600 mètres, entassement de strates volcaniques zébré de rose et de vert comme une bannière de chavalier. Là où la meseta s'arrêtait, quatre montagnes, quatre sommets s'empilaient les uns sur les autres : d'abord une bosse pourpre, puis une colonne orange, un faisceau d'aiguilles roses et, au faîte, le cône gris cendré d'un volcan éteint couronné de neige.
La rivière se jetait dans les eaux turquoises d'un lac, le Lago Ghio. Dominant des rives d'une blancheur aveuglante, les falaises présentaient des parois tantôt uniformément blanches, tantôt rayées horizontalement de strates brunes. le long de la rive nord une bande herbeuse séparait les eaux de saphir bleu des lagons des eaux opalines du lac. Des milliers de cygnes à col noir piquetaient la surface. Les hauts fonds étaient roses de flamants. (p. 122)
Quant aux Yaghans nomades – on sait toute la passion que
Bruce Chatwin éprouvait pour le nomadisme – l'auteur manifeste devant leur langue aux ressorts logiques si étrangers aux nôtres un étonnement admiratif ;
Les Yaghans étaient des nomades nés, mais ils n'allaient jamais très loin. Leur ethnographe, le père
Martin Gusinde, a écrit d'eux : “Ils ressemblent à des oiseaux migrateurs qui ne tiennent pas en place et ne trouvent le bonheur et le calme intérieur que lorsqu'ils voyagent”, et leur langue révèle une attitude proche de celle du marin obsédé par l'espace et le temps. Car, quoique ne comptant pas jusqu'à cinq, ils définissaient les points cardinaux avec de minutieuses distinctions et lisaient les changements saisonniers comme on lit un chronomètre de grande précision. (p.197)
Et la peau de brontosaure, prétexte de la randonnée ?
C'était celle d'un mylodon ou paresseux géant.
En Patagonie tient du récit de voyage, du journal intime, de l'épopée, de l'ethnographie et de la sociologie. Grande culture de l'auteur, écriture parfois décousue mais “classe”, moments poétiques et mondes disparus ou en voie de disparition : les grandes croisières australes tellement mode à l'heure actuelle peuvent-elles donner ce sentiment d'aventure authentique et cette envie de découvertes que
Bruce Chatwin réussit à insuffler à ses lecteurs ?