Il m'a fallu revenir de ma déception avant de pouvoir apprécier ce livre. Je m'attendais à « [une peinture de] la mort lente d'un monde rattrapé par la technique et rongé par les illusions perdues », comme promis par la quatrième de couverture, mais je n'ai rien vu de cela, puisqu'il est bien plus question de la relation entre les jumeaux du titre et de l'ambiance du village avec bien peu de référence aux changements des pratiques agricoles, et pas plus que la mention ici ou là de l'achat d'un tracteur, rare concession des jumeaux nés au siècle d'avant à la modernité. Etrangement, même l'exode rural n'est pas mentionné et, si le roman a été publié en 1982, j'ai souvent eu l'impression de lire un roman de cent ans plus ancien, avec des références aux missions en Inde plus qu'à la mécanisation.
Si l'on approche ce roman comme une chronique d'une vie agricole dans un petit village à l'écart des grands bouleversements du monde, alors il a son charme. Ces jumeaux, Benjamin et Lewis, naissent dans une famille déjà désunie, d'une mère fille de missionnaire et d'un père paysan jusqu'au bout des ongles. Inséparables, même si la relation entre les deux ne paraît pas des plus égalitaires, les jumeaux ne quitteront jamais la ferme où ils sont nés, que leur père finira par acheter et qu'eux agrandiront. Mais pourquoi travailler toute sa vie, faire fructifier son bien quand on ne vit pour personne d'autre que pour son frère qui est son miroir ? Ce roman fait très vite la part belle à la désillusion et aux occasions manquées, que ce soit la pauvre Mary qui très vite voir que son mariage n'est pas l'union heureuse dont elle avait rêvée, ou bien Lewis qui voit ses amours échouer pour un rival plus riche ou plus entreprenant.
C'est une peinture amère que
Bruce Chatwin donne à lire. Amère, mais non dénudée d'une grande tendresse pour ses personnages ni, surtout peut-être, pour ce paysage coincé entre le comté de Hereford et ses imposants bovins à la renommée mondiale et le Pays de Galles pour qui les rêves d'indépendance n'ont pas fini de faire long feu. Si le livre est plein de l'amertume d'une vie passée dans une ferme où l'emplacement des cadres est depuis longtemps marqué sur le papier peint, plein de l'interrogation étonnée d'une vie qui s'est écoulée comme l'eau d'une rivière assoupie, ce n'est pas non plus un livre triste ou déprimant. Il y a de la beauté aussi dans cette renonciation et cette acceptation, et, qu'on le croit ou pas, les moments de satisfaction existent aussi pour ces jumeaux qui finalement auront vécu leur vie à l'écart des tumultes de leur siècle, comme ils l'ont voulu et décidé. Et au seuil de leur vie, il me semble qu'il faut les imaginer étonnés, certes, mais surtout sereins.