Cette histoire commence par un attentat suicide : un arabe fait exploser une bombe dans un de ces immenses centres commerciaux aux États Unis. Eli Foyle est l'entrepreneur du futur : il a créé de toutes pièces une ville nouvelle dont toutes les basses besognes sont exécutées par des robots. Son fils est en pleine révolte adolescente et il claque la porte de la maison pour s'engager dans l'armée. Quelques années plus tard, il est sacrifié lors d'une mission. Mais il survit et vient chercher son futur dans Columbia, cette cité de demain. Il découvre qu'un virus a transformé les gentils robots en voleurs et maquereaux tout droit sortis de la prohibition. Pour couronner le tout, l'une des ces robots dédiées au plaisir s'attache à ses pas.
Howard Chaykin nous sert son cocktail habituel : hommes très virils, sévèrement burnés et bien machos, femmes dévêtues affublées de dessous chics et manipulatrices, science rétro-futuriste, violence et second degré. Ce qui fait immensément plaisir à la lecture, c'est que Chaykin s'adresse à ses lecteurs en supposant qu'ils sont intelligents. Son scénario n'a rien de linéaire et il oblige le lecteur à faire des efforts de mémoire et à connecter par lui-même plusieurs faits pour assembler les pièces du puzzle. Ses personnages ont le sens de l'auto dérision chevillé au corps. Et les exactions les plus viles sont au service du divertissement. C'est là d'ailleurs la seule limite de cette histoire : être avant tout un divertissement. Pour autant, Chaykin sait glisser quelques variations originales sur le thème de l'ambition des parents réalisée au détriment des enfants, sur l'origine du budget des plus beaux projets et sur la notion de domestiques. Il n'oublie pas quelques idées provocatrices pour le plaisir (le président des États Unis est une femme, noire qui plus est) et une bonne dose de sous-entendus d'ordre sexuel, impliquant les limitations physiques des hommes les plus virils et des pratiques réprouvées par la morale.
Coté illustrations, la rétine est à la fête et l'intelligence du lecteur est encore une fois titillée. Par le passé, Chaykin avait travaillé avec un lettreur exceptionnel du nom de Ken Bruzenak. Il dirige dans ce tome le travail de Comicraft de manière à insérer une tapisserie sonore dans chacune des scènes, effet sophistiqué et original pour rendre la dimension sonore de chaque site. de même, le travail de mise en couleurs réalisé par Michelle Madsen complémente à la perfection les dessins. Certains rendus ont été pensés directement avec la mise en couleur. En particulier le signe distinctif des robots (un rond rose sur chaque joue) n'est pas encré mais matérialisé par un rond de couleur plus foncé.
Et puis, au-delà du lettrage sophistiqué et de la mise en couleurs savante et intelligente, il reste les illustrations du maître. L'intelligence de sa mise en page met en scène avec une élégance raffinée ce qui pour beaucoup de dessinateurs reste insoluble. En particulier le recours à des inserts de têtes parlantes pour fluidifier les phases de dialogues sans ralentir l'action reste magistral. L'utilisation de trames reste ponctuelle et sert uniquement à renforcer quelques textures. Il croque des visages qui n'ont rien de juvénile ou d'interchangeable : chaque individu a des traits qui lui sont propres, une forme de crâne spécifique et des expressions qui n'appartiennent qu'aux adultes.
C'est avec une immense joie que je me suis régalé de cette aventure qui s'adresse aux adultes avec humour et intelligence. Quel plaisir que de lire une aventure divertissante pour lecteur adulte et sophistiqué !