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Critique de Labyrinthiques


L'étoffe de l'univers est le dernier recueil de poèmes publié de son vivant d'Andrée Chedid, disparue en février 2011. Une oeuvre voulue comme l'épitaphe d'une conscience qui va disparaître, qui se sent cheminant vers cette mort prochaine mais qui disparaît également comme seule la mémoire peut le faire avec ceux qui sont touchés par la maladie d'Alzheimer... par paliers progressifs, par à-coups insidieux... Une oeuvre écrite comme un testament, comme quelque-chose qui témoigne simultanément du ça a existé et du ça disparaît.

S'il est d'usage de considérer souvent, comme Hugo, et je trouve à tort, le poète comme un phare jetant "sa flamme // Sur l'éternelle vérité" afin de chasser du monde cette pesante obscurité du monde qui l'opacifie, Andrée Chedid serait cette poétesse qui nous offrirait, dans un dernier tour de projecteur au comble d'un romantisme désuet, cette ultime et circulaire "illumination" du vaste océan qui l'entoure, avant que ne se perde définitivement la clarté vacillante du fanal. Mais ce n'est pas si... simple. Andrée Chedid est de ces poètes qui cultivent l'élégance de la simplicité en refusant les raccourcis simplistes.

Pour comprendre ce recueil, il faut sans doute en saisir l'épaisseur de son titre : L'étoffe de l'univers. le titre, à bien des égards, ouvre le regard que l'on peut porter sur le recueil. le titre tire son origine d'une expression conceptuelle de Pierre Teilhard de Chardin , à qui un poème éponyme est dédié.

Pour le dire vite, ce concept, chez Teilhard, est une tentative scientifique et théologique de réconcilier l'Esprit et la Matière comme un tout constitutif de l'Univers. le recueil alors peut se lire comme le journal d'un esprit réconcilié au monde, l'univers et la conscience de l'univers (et non pas l'âme) symbiotiquement réunis au terme de la journée, que l'on nomme le crépuscule. Dans Ma terre retrouvée :

"J'avais perdu ma terre
En un jour de vacarme
En un jour de chagrin et de larmes

[...] J'ai retrouvé ma terre
Je m'y promène sans abri"

L'étoffe de l'univers peut aussi s'entendre d'une manière plus symbolique, celle du textile, un entrecroisement de fils, des « ficelles qui [...] emmaillotent » l'entortillement des destins sur la trame de la vie. le poète serait en quelque sorte cette Parque qui tire les fils de l'écheveau pour ressentir physiquement les destins glisser entre ses mains. On trouve dans les poèmes d'Andrée Chedid ce regard défilant sur ce fleuve, décrit par Héraclite, que l'on nomme le temps. Mais on ne sait plus très bien à la lecture si le fleuve n'est pas immobile et si ce ne sont pas les yeux qui lui donnent l'impression de mouvement, comme un long mouvement de travelling...

Ainsi Andrée Chedid commence son recueil par des prolégomènes qui constituent une narration revenant sur le temps et le lieu de l'enfance, sur la nécessité d'être paresseux pour accéder à l'état poétique ("Eloge de la cancritude"), sur les débuts de sa vie, son mariage, ses enfants, et se termine sur sa terrible maladie contre laquelle elle lutte de toutes ses forces :

« Je m'accrochais à des riens, un bruit léger à peine audible, une part de lumière. Je conservais chaque miette de bonheur, j'avalais tout. » p.25

La suite du recueil est un voyage, du moi vers l'autre, du retour à la terre retrouvée, du vivre au mourir. Ces poèmes sont comme des monades ((Au sens Husserlien du terme : "la monade caractérise le rapport intersubjectif. le mot « monade », ici, désigne la conscience individuelle, l'individualité en tant qu'elle représente à la fois un point de vue unique, original sur le monde et une totalité close, impénétrable aux autres consciences individuelles ou individualités." Wikipédia)) nomades. Chaque poème est une prise de parole d'une conscience individuelle -- proclamée poète, Andrée Chedid y tient -- (en cela, Andrée Chedid n'est pas ce phare universel hugolien éclairant les secrets du monde, sa lumière à elle n'illumine pas les choses mais "ouvre des brèches // Et des passerelles" entre elles pour qu'elles s'illuminent les unes les autres) et errant sur les éléments essentiels et constitutifs de l'univers. Cette parole témoigne de son appétit du monde, de ce bonheur encore intact -- malgré l'effacement dans le néant -- de manger des "miettes de bonheur".

La fin du recueil, le post-scriptum, est étonnante. Chaque poème écrit est prolongé dans cette partie par une citation commentée, une réflexion qui apporte un nouvel éclairage : on y trouve, entre autres, des mots de Saint Augustin, Heidegger, William Blake, Rilke ou encore René Char.

Évidemment, ce recueil de poèmes -- formellement d'une simplicité dépouillée, pleine d'une naïveté d'enfant (à ce titre, je trouve que le regard d'Andrée n'est pas éloigné de celui de Duras, à la fin de sa vie) -- m'a énormément touché et ému...
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