J'ai été témoin de l'hésitation qui s'empare quelquefois de l'âme du spectateur en contemplant l'œuvre de Gréricault; on est indécis sur le but qu'il se proposait d'atteindre; on se demande : « Voulait-il étonner, voulait-il seulement traduire? » C'est une telle hésitation qu'il faut faire cesser. Apte à éprouver toutes les émotions violentes et outre mesure, l'artiste était également apte à les rendre. Il cherchait et il arrivait à préciser la violence de son émotion avec une habileté dont le secret paraît aujourd'hui perdu. Les ligures qui animent ses tableaux ne sont pas là parce qu'on les regarde souffrir ; elles n'ont aucun souci du public, elles ne savent pas qu'il existe ; elles ne sont là que parce qu'elles souffrent, et pour souffrir. Peu de maîtres, je dis parmi les plus grands, ont su éviter l'apprêt de la mise en scène ; dans Géricault, depuis le fou de la Méduse jusqu'au moins pittoresque de ses chevaux d'étude, l'action ne se passe pas seulement au moment même où l'attention s'y porte, elle était entamée auparavant, elle continuera ensuite ; pendant qu'on s'y arrête, elle dure. Je ne voudrais même pas répondre qu'on ne puisse, en y regardant bien et à plusieurs reprises, arriver à retrouver l'effet, le geste précédent; à coup sûr, on devine celui qui suivra.
Si David, qui avait vécu assez longtemps à Rome, avait plus attentivement étudié dans les monuments l'histoire de son art, il se serait sans doute aperçu que, dans les arts dits plastiques, l'expression est en raison inverse de la plasticité pure : c'est-à-dire que, dans les œuvres qui approchent le plus- de ce beau absolu qu'il cherchait, l'expression morale est nulle ou presque nulle; que souvent, au contraire, de celles qui s'en éloignent le plus, l'expression intérieure jaillit avec une force extraordinaire. L'illusion de David est d'autant plus regrettable qu'il était assez puissant pour faire accepter comme peintre une vérité qu'à son insu il avait subie comme homme politique. Les sentiments les plus nobles se font jour à travers le masque humain le moins beau (de cette beauté comme David l'entendait) et dont s'accommodent parfois très-bien les sentiments les plus odieux. Sa tentative, eût-elle été fondée sur la raison, devait avorter entre ses mains, parce que, même en se plaçant à son point de vue, il faisait encore fausse route ; il eût fallu pour réussir — mais le succès n'eût amené aucun résultat durable — il eût fallu, créer et non imiter.
Lorsqu'on jette un coup d'œil d'ensemble sur le mouvement de l'art contemporain, on est frappé tout d'abord de l'anarchie qui règne dans les doctrines. On distingue, il est vrai, des groupes nombreux, — trop nombreux peut-être; — mais dans ces groupes les rangs sont clair-semés et rares. Il n'y a plus de ces grandes rivalités d'école à école, qui, par la franchise, et quelquefois la violence de leur lutte, forçaient l'opinion à prendre parti, et par cela même servaient de guide au goût public, lui donnaient une sorte de sécurité.
L'école française n'est pas arrivée en un moment à cet état de trouble et de dispersion. Il n'y a pas eu révolution subite, les transitions ont été lentes et insensibles. Dans le bleu limpide et sans orages qui couvrit de son dais pacifique les longues manifestations de David et de ses imitateurs, les nuages venaient poindre un à un, à distance; ce n'est que par une timide progression qu'ils se sont rapprochés et amoncelés de manière à voiler de leur cortège tumultueux cette sérénité imposante.
Dans l'oeuvre de Gros, on est tenu de faire deux parts bien distinctes, celle du peintre d'histoire et d'allégories, banal et maladroit ; celle du peintre de sujets modernes, incomplet, mais créateur dans un genre, la peinture de batailles.