Pendant toute la lecture de l'essai, il a fallu que je garde à l'esprit cette idée : que le lesbianisme ne se résume pas à une orientation sexuelle féminine ; au moins depuis les années 1970 et
Monique Wittig, le lesbianisme est d'abord et surtout une posture politique de critique féministe de l'hétéronormativité, donc de la domination masculine. Dès lors, une dialectique est posée : d'une part le positionnement de chaque femme homosexuelle vis-à-vis de sa socialisation genrée, c'est-à-dire son acceptation, refus ou problématisation de sa propre féminité et des attendus sociaux afférents ; d'autre part sa volonté de s'inscrire ou non dans le militantisme lesbien, comme forme d'engagement (ou de lutte) féministe ayant ses propres attendus et ses lieux et formes spécifiques de socialisation. Une telle dialectique a l'air d'être parfaitement individuelle, mais en cela intervient la sociologie empirique et expérimentale : dans sa capacité à repérer des régularités, à déceler des lois grâce à ses méthodes de terrain, et notamment à l'échantillonnage et à l'entretien, éventuellement à établir des corrélations entre de telles régularités et des variables significatives (âge, parcours, classe sociale, circonstances de la sociabilité, événements biographiques marquants, etc.).
Dans cet essai, comme son titre l'indique, en amont de la manière dont l'homosexualité est vécue par les femmes lesbiennes interrogées, la question est posée de ce que le lesbianisme représente pour elles, des variables sociologiques qui vont être retenues, de la représentation de soi en termes identitaires mais aussi et d'abord d'autonomination de soi en tant que lesbienne (ou autrement). Seulement ensuite, à partir du chap. V, l'expérience lesbienne est analysée sous un prisme très marqué par la vie de couple et surtout par les modalités des sexualités (chap. VI). L'entrée en couple et les modalités de celui-ci s'avèrent en effet avoir une place tout à fait prépondérante dans la construction de soi comme lesbienne et même dans le « coming out », c'est-à-dire dans la construction sociale comme lesbienne. le dernier chap. utilise la notion de « script » sexuel ; dans sa grande longueur et surtout dans la profondeur des détails dans lequel il entre, il décline une à une toutes les pratiques du rapport sexuel lesbien : ainsi m'a-t-il paru indigeste et rébarbatif. Mais je concède ex post qu'il est également essentiel à la démonstration, dans la mesure où il permet de mettre en relation ces pratiques sexuelles avec le genre, et en particulier avec leurs connotations habituelles masculines/féminine, rôle actif/passif, dominant/dominée, voire de les mettre en regard avec les pratiques analogues ayant cours dans des rapports hétérosexuels. Ainsi l'autrice peut avancer sa thèse fondamentale qui est la suivante : le lesbianisme, à certaines conditions, permet la dissolution du genre, ou a minima celle de certains rôles associés au genre dans la sexualité, notamment par leur interchangeabilité entre personnes du même sexe.
Du point de vue méthodologique, cet essai possède le grand mérite d'introduire les concepts d'après le matériau des entretiens, de manière déductive donc, et en faisant un usage judicieux des verbatim. Une partie (au moins un annexe) sur les critères d'échantillonnage voire simplement sur le nombre et les données sociologiques des personnes interviewées aurait été la bienvenue, d'autant plus qu'il m'a été difficile de repérer et regrouper les cit. des femmes nommées et identifiées par leur âge et souvent leur nomination (parcours, situation de couple, etc.).
En conclusion, ce travail a une grande valeur explicative du lesbianisme comme forme d'identité individuelle, saisie dans le contexte de la recherche de terrain, mais aussi comme forme théorique de critique et de prise de distance des normes sociales, incarnée par le vécu de la sexualité.
Table [avec appel des cit.]
Préface. le lesbianisme, vu de la sexualité – (par
Michel Bozon)
Introduction [cit. 1]
Chap. Ier. « La lesbienne », ou l'invention d'une catégorie :
« La lesbienne » : une construction historique
Butch-fem : une subversion des codes ?
La traversée du féminisme : sexe, genre et lesbianisme
Quelques questions de méthode : le principe de l'autonomination
Chap. II. Lieux de rencontres :
Quel terrain pour quel type de sociabilité ?
Convivialité, culture et politique
Des sociabilités homosexuelles
Territorialité et spatialité lesbiennes : des contre-espaces pour mieux se reconnaître
Chap. III. Devenir lesbienne et représentation de soi :
Le sentiment d'anormalité face à la contrainte hétérosexuelle [cit. 2]
« De toute façon, moi, je n'étais pas une fille comme les autres »
« Je préfère les femmes »
« J'ai perdu du côté féminin en apparence »
« J'aime une certaine image de la féminité » [cit. 3]
Se reconnaître lesbiennes, ou les inclassables du genre
L'androgynie ou le genre indécidable [cit. 4]
Chap. IV. Des manières de se dire :
Le couple comme modèle de visibilité et d'énonciation du lesbianisme
Se dire par l'autonomination lesbienne
L'épreuve du déni
Les lesbiennes ne sont pas des femmes ?
La présomption d'hétérosexualité dans le milieu professionnel
Le couple comme mode de visibilité
Évaluation du contexte social et modes de nomination de soi [cit. 5]
Chap. V. Désir et modalités de couple :
La fidélité sexuelle et affective : une exigence partagée [cit. 6]
Le vécu du désir : une manière de confirmer l'existence du couple
Le couple n'est pas une certitude en soi
Conciliation de l'autonomie sexuelle et de la sécurité du lien
Le multipartenariat contractualisé : script récréatif et vie de couple
Critique du couple monogame : la polyfidélité comme modèle politique
La fidélité multiple : un idéal relationnel ? [cit. 7]
De la monogamie sérielle au multipartenariat affectif : un modèle intériorisé ?
Se « pacser » : une légitimation du couple homosexuel ?
Chap. VI. Les scénarios de la sexualité : normes et transgressions [cit. 8] :
L'accès à l'orgasme : un « must » du moment sexuel
Un script non ordonnancé par la pénétration coïtale
Prise d'autonomie avec le script hétérosexuel et pratiques pénétratives
La pénétration anale : tabou, acte contre nature ou trop intime ?
Les pratiques bucco-génitales : un acte sexuel en soi
Les objets sexuels : une utilisation circonstancielle
Des actes et des gestes : une manière de connaître l'autre avec soi
Masturbation et autoérotisme : des pratiques pauvres ?
L'usage des mots et le sens donné à la relation sexuelle
La relation idéale : au-delà de la simple génitalité
Des situations difficiles
Absence de soi ou de l'autre : inadéquation, limitation
Genre et script sexuel [cit. 9]
Butch-fem : réalités ou mythes ?
Les pratiques sado-masochistes, entre répulsion et revendication
La norme sexuelle en question : représentation et désidentification de genre
Conclusion. de l'égalité à la dissolution du genre [cit. 10]
Petit glossaire de vocabulaire lesbien
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