— Les opinions des hommes sont basées sur l'importance de leur compte en banque. "To have or not to have", dirait Shakespeare.
— Avant la guerre, soit. Mais les choses auront changé. Il est impossible qu'une certaine grandeur ne résulte pas d'événements aussi exceptionnels.
— Il n'y a eu de grandeur que devant la mort. L'homme qui ne s'est pas sondé jusqu'au fond des entrailles, qui n'a pas envisagé d'être dépecé par l'obus qui allait venir ne peut pas parler de grandeur.
— Tu es injuste pour certains chefs...
— Parfait ! Attendris-toi, remercie, esclave ! Tu sais bien que les chefs font une carrière, une partie de poker. Ils jouent leur réputation. La belle affaire ! Gagnants, ils sont immortels. Perdants, ils se retirent avec de bonnes rentes et passent le reste de leur vie à se justifier dans leurs mémoires. Il est trop facile d'être sincère en se tenant à l'abri.
— Quand même, il y a eu de grandes figures : Guynemer, Driant ?
— Il y a eu des hommes convaincus et d'autres qui ont fait honnêtement leur métier, c'est évident. Guynemer, oui ! Songe pourtant qu'il évoluait en plein ciel, devant un sacré public : la terre. Ça vous tient un homme, ça ! Quoi de comparable avec le pauvre idiot qui est venu du fond de sa Poméranie, en gueulant le "Deutschland über alles" pour acquérir de la gloire à Guillaume, et qui a compris trop tard ? Quoi de commun avec le poilu qui envisage de se faire casser la figure dans la boue, d'une façon ignoble, sans témoins ni publicité ? Il risque tout sa peau. Il gagne quoi ? L'exercice et les revues d'armes. Démobilisé, il devra chercher de l'embauche. Le patron trouvera qu'il pue et qu'il a de mauvaises manières... Je vais te dresser le bilan de la guerre : cinquante grands hommes dans les manuels d'histoire, des millions de morts dont il ne sera plus question, et mille millionnaires qui feront la loi. Une vie de soldat représente environ cinquante francs dans le portefeuille d'un gros industriel de Londres, de Paris, de Berlin, de New York, de Vienne ou d'ailleurs. Commences-tu à comprendre ?
— Alors que reste-t-il ?
— Mais rien, exactement rien ! Est-ce que tu peux croire à quelque chose après ce que tu as vu ? La bêtise humaine est incurable. Raison de plus, rigole ! On se fout de tout, nous ! Alors rentrons dans le jeu, acceptons les vieux mensonges qui nourrissent les hommes. Rigole, rigole donc !
— Et si nous le disions...
— Quoi ?... Tu as envie de crever de faim plus tard ?
— Mais sans toucher aux institutions, on peut bien dire la vérité sur la guerre ?
— Toutes les institutions, mon fils, aboutissent à la guerre. C'est le couronnement de l'ordre social, on s'en est aperçu. Et comme ce sont les puissants qui la décrètent et les minorités qui la font...
— On le dira...
— Ah ! tiens, tu es trop...
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