Je reste éberluée, quelque peu secouée par un premier texte que je découvre d'un auteur inconnu de moi jusqu'à hier soir, où la rencontre se fit une nouvelle fois … à ma médiathèque…où les bibliothécaires , chaque semaine, alimentent en livres « mal-aimés », trop peu empruntés ,des boites (comme chez les bouquinistes !)…à l'entrée des lieux...
Cela m'a permis cette année 2014, de découvrir quelques pépites… qui allaient, sinon au rebut, au « pilon »…
Cette « saison de pierre » fait partie de ces rescapés. J'ai lu ce roman cette nuit, intriguée, happée par ce paysan taiseux, qui décide du jour au lendemain d'aller vivre seul dans une petite maison, face à la maison familiale où il vivait depuis de longues années avec sa femme, Louise. Mais il n'en peut plus de sa vie, il est irrémédiablement attiré par la pierre et par la sculpture…Son épouse ne comprend pas cet « abandon » mais respecte sa décision…
De très beaux passages fort détaillés, minutieux, poétiques sur le travail de la pierre…Une rencontre bienfaisante avec un groupe de tailleurs de pierre, italiens…mais où, à son goût, il n'apprendra rien de bien nouveau. On assiste à l'éveil, à la lente naissance d'un homme avide de mots, de sculptures, de beautés, en recherche d'une idée plus grande que lui-même…
L'histoire se déroule A la fin de la Première Guerre mondiale; François, notre héros, désormais solitaire, taillera le granite, fera surgir des formes originales, qui lui parlent exclusivement, comme cette commande d'un monument aux morts pour sa commune, qui sera incomprise, tant la représentation choisie dérange par sa vérité trop brute, directe.
« Ils ne veulent pas de toi, mon vieux…tu es trop mort. Ca leur fait peur. Ils ne veulent pas de moi non plus. Je sais pourquoi. Je suis trop mort aussi. Ils ont raison. Pas de vérité, surtout pas de vérité. Mais où va-t-on les loger ceux que la guerre a tués ? On ne peut pas garder sous les yeux leurs vrais cadavres. Il faut bien des murs qui les séparent de nous, des murs à double face, un côté pour les morts, lisse, plat, reposant…l'autre pour les vivants … » (p.100)
De fort belles phrases concernant les monuments pour rendre hommage aux morts , tués à la guerre : « Les honorer n'était pas glorifier leur mort. Il aurait voulu qu'en leurs noms s'élevât une plainte, tailler dans la pierre une manière de harpe aux cordes si fines qu'elles fissent chanter le vent, léger ou lugubre car la peine n'est pas égale au fil des jours.
Mais le granite ne chante pas, il pèse. Il pensa alors dresser au sommet un perchoir pour les oiseaux, sur un tronc central il sertirait des branches de roche où ils pourraient poser leurs pattes le temps de gazouiller un peu. (p.97)
Un héros solitaire qui abandonne les travaux des champs, et se met à travailler la pierre .Le portrait d'un artiste qui a soif de silence, d'espace à lui, pour créer, et se trouver sans doute …
Il est également question d'un monde rural oublié, avare de mots et d'émotions, qui cache en lui singularité ,insolites pensées, et rêveries…
Ce roman m'a infiniment émue…par son sujet mais aussi le style , le ton original qui ne ressemblent vraiment à aucun autre texte aux thématiques avoisinantes… Une véritable atmosphère, tension …palpables, denses, bouleversantes. Un vrai choc… et le bonheur de découvrir un nouvel écrivain, qui écrit et publie depuis de nombreuses années. Il me reste le suspens de faire connaissance avec ses autres romans !
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Là, entre noms communs et noms propres, la sagesse du monde attendait qu'on la consulte. François le faisait avec obstination. Le -Petit Larousse- à plat sur la table, à côté de son chapeau, il se penchait sur les pages, les mains jointes sous le menton. Il consultait l'oracle. Il laissait courir l'oeil dans la colonne de gauche comme dans un paquet de bonbons on choisit le plus à son goût et se posait sur la langue une locution latine. (p.75-76)
-Tu n'es plus un enfant ! Je te fais peur ?
- Non, mais j'ai du mal à parler. J'ai perdu l'habitude à force d'être seul. Moi aussi je travaille la pierre.
-La pierre rend solitaire, camarade, même en compagnie. Voilà pourquoi je chante. (p.49)
Dès sa jeunesse François s'était senti attiré par la pierre et parce que là chacun savait faire le maçon, il avait appris de son père, qui le tenait du sien, la manière de l'extraire, de la tailler, d'en construire des murs. Il maîtrisa très jeune la technique de la taille et lui vint naturellement le goût du superflu , de l'exploit, de la provocation qui trouva sur son rêve de Paradis matière où se fixer. (p.17-18)
Finalement on s'y fait. Je dirais même que c'est bon. C'est d'être avec quelqu'un qui rend les choses meilleures. (p.95)
François, le col ouvert, souriait obstinément. Il se sentait léger, il avait gagné et avança d'un ton badin:
-C'est du latin...La langue du bon Dieu. Personne ne sait ce que ça veut dire mais ça me fait réfléchir et moi ça m'aide à être moins fâché avec le monde. (p.89)
Jean-Marie Chevrier
Auteur et lecteur. Madame, Albin Michel, 2014 ; le Dernier des Baptiste, Albin
Michel, 2016 ; La Compagnie d'Ulysse, Albin Michel 2017. Membre du comité littéraire des Recontres 2021.