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Critique de JustAWord


Parmi la nouvelle vague d'écrivains d'imaginaire venue d'Asie, Chi Ta-wei s'est déjà fait remarqué en 2015 avec la publication de son roman Membrane que d'aucuns considèrent comme le premier ouvrage de « science-fiction queer » Taïwanais.
Cinq ans plus tard, L'Asiathèque récidive avec la traduction d'un court recueil de nouvelles dont un texte écrit spécialement à cette occasion et qui donne logiquement son nom à l'ouvrage : Perles.
Écrivain atypique à la plume singulière et à l'univers stimulant, Chi Ta-wei propose une réflexion sur le genre, la sexualité et notre rapport à l'autre.

Perles
C'est avec la première nouvelle écrite par Chi Ta-wei depuis 20 ans (la première écrite ce millénaire de l'aveu même de l'auteur) que s'ouvre ce recueil. Un texte idéal puisqu'il exploite déjà un grand nombre de thématiques de prédilection du Taïwanais.
Dans un futur proche, l'humanité se remet difficile du Ravage, une catastrophe planétaire consécutive à l'intervention de mystérieux extra-terrestres en forme de globe (que l'on surnomme les trois étoiles/astres) et qui ont fait disparaître l'ensemble des parents humains de la surface terrestre.
La raison de cette hécatombe ? L'analyse des cauchemars humains qui a montré que les principales victimes desdits cauchemars étaient des enfants. Les coupables étaient donc tout trouvé… les parents !
Dans une Taïwan post-Ravage, Gros Ours et Petit Lapin, deux hommes mûrs décrits comme postpatriarcat et postmaternité (dans le plus sens le plus strict du terme, c'est-à-dire sans père et sans mère) nouent une relation homosexuelle dans une société où le sexe n'est plus un tabou et où l'orientation sexuelle n'est plus un problème. Ce qui importe désormais, c'est la FPI (Fréquence des Pulsions d'Intimité) attribuée à chaque partenaire et qui permet de déterminer la fréquence des rapports sexuels idéale pour le couple.
Collatérale de cette catastrophe, les survivants rechignent à construire de véritables relations intimes devant la peur d'une nouvelle décimation. Les relations dites « ouvertes » sont favorisées et c'est ainsi que Petit Lapin rencontre Ameng, un être hybride, tout comme lui, et dont les deux parties du corps peuvent s'emboîter comme des legos avec celles de son partenaire.
Avec ce bref résumé, le lecteur peut se rendre compte de l'extraordinaire originalité des univers créé par Chi Ta-wei. Question centrale dans Perles, le rapport des êtres humains entre eux, et surtout entre leurs corps différents, comme ce Petit Lapin qui n'a pas de jambes et cet Ameng qui porte en permanence une combinaison de plongée sous-marine.
À la fois utopie et récit post-apocalyptique, Perles s'interroge sur l'évolution de rapports amoureux et sociaux dans une société où les normes se sont déplacées et où l'on apprécie désormais davantage les carrés que les cercles, que l'on associe traditionnellement aux trois astres meurtriers.
Récit à la fois touchant et constamment inattendu, Perles triture les corps et les esprits pour ouvrir un horizon d'événements amoureux empreint d'une tolérance admirable. La perle devient ici un symbole de transgression des peurs sociales et un moyen singulier de s'unir malgré la terreur.

L'Après-midi d'un faune
Virage à 180° avec la seconde nouvelle : L'Après-midi d'un faune.
Point de science-fiction cette fois mais une sorte de réalisme magique (voire même du fantastique, osons le terme) en forme de récit expérimentale où A-so rencontre K, son double (qualifié de « reflet ») fan de Kafka.
Si l'un danse et que l'autre dessine, les deux s'attachent rapidement l'un à l'autre à tel point que K offre à son nouvel ami une magnifique montre à gousset qui serait son « deuxième coeur palpitant ». Suite à un événement tragique, A-so s'éloigne définitivement de K mais l'horreur le hante jusqu'au drame inévitable et au tic-tac de la mort qui l'accompagne.
Déroutante et totalement abstraite, L'Après-midi d'un faune a bien plus de mal à convaincre que les autres textes du recueil. Expérimentation sur le double et questionnement moral, le lecteur retrouve une nouvelle fois cette interrogation sur l'altérité et le rapport à un corps loin de la chair et dont les parties deviennent volontiers indépendantes. Un texte mineur mais curieux.

La guerre est finie
Retour en terre science-fictive avec ce troisième texte qui nous transporte en 2025 aux côtés de Meimei, une aDome, c'est-à-dire une humanoïde (ou être artificiel de compagnie) destiné à réconforter les combattants partis au front dans une lointaine guerre intergalactique. Au gré des absences de son mari pour laquelle on l'a créé sur mesure, Meimei se lamente sur ses insuffisances en tant qu'épouse et rencontre Lola, une autre aDome à la perception de l'existence radicalement différent. Alors qu'un amour secret se tissent entre elles, Meimei reçoit une terrible nouvelle : la guerre est finie…et son mari revient pour de bon !
Quelle sublime nouvelle que cette histoire tout en pudeur et en émotions ! Métaphore évidente de la condition lesbienne (voir gay en général) dans un monde où l'on ne conçoit que l'amour hétérosexuel tout en convoquant les fantômes des femmes de réconfort utilisées durant la Seconde Guerre Mondiale par les Japonais, La guerre est finie explore la lente prise de conscience de Meimei quand à ce qu'elle aime (d'abord par la cuisine puis par le sexe) au contact d'une femme à la conscience plus libre, Lola, pour qui l'existence n'est pas conditionnée à son obligation sociale de satisfaire son mari. Pour cette histoire, Chi Ta-wei se fait révolutionnaire des moeurs et transgresse les interdits, déniant l'autorité patriarcale traditionnelle pour trouver ce que chacun cherche : le bonheur et la conscience de sa propre humanité. Poétique, poignante, intelligente, La guerre est finie touche le lecteur en plein coeur…avec des êtres artificiels et différents !

Éclipse
Pour cette quatrième histoire, Chi Ta-wei tisse à nouveau un univers dense et protéiforme dans la lignée de Perles.
Dans un futur indéterminé, le lecteur suit l'existence de deux frères, le Grand et le Petit, dans un immeuble dressé tel un corps caverneux dont il occupe le dernier étage. Avec son frère, le narrateur s'adonne à des jeux interdits en utilisant le château d'eau du toit de l'immeuble comme une chambre aux secrets. S'éloignant de cette relation troublante, le jeune homme esquisse les contours d'une ville envahie par les insectes, insectes qu'il collectionne et stocke en secret dans le fameux château d'eau. Devant cette abondance de corps chitineux, certains citoyens sont devenus des « mangeurs d'insectes », une pratique réprouvée par la société et qui peut conduire à contracter une grave maladie, l'AITS (allusion transparente à l'AIDS, abréviation anglophone pour le SIDA) qui conduit à une hyperphagie pathologique. Confronté à ce penchant chez son propre frère, et encore bouleversé par le départ de son père, notre narrateur tente de ressembler à sa mère (en fait, un homme mais qui tient à être maman jusqu'au bout) avant de découvrir l'impossibilité pour eux de cohabiter.
Tout comme La guerre est finie, Éclipse n'est pas qu'une simple évocation poétique à la T.S Eliot 2.0, c'est aussi une réflexion métaphorique sur la place des homosexuels dans notre société et le regard des autres à leur égard. En se plaçant dans un futur où la sexualité ne connaît plus d'à priori, l'auteur Taïwanais s'interroge sur le ressenti d'une personne différente confrontée aux normes d'une société qui ne le reconnaît pas. Son frère évoque d'ailleurs la possibilité d'un double, et si les deux frères n'étaient qu'un mais que les deux présentaient des personnalités incapables de s'accepter l'une l'autre ? Cette réflexion ample, originale et parfois même inquiétante par son univers à la limite de l'apocalypse, offre une ébullition intellectuel salutaire au lecteur.

Au fond de son oeil,
au creux de ta paume,
une rose rouge va bientôt s'ouvrir
Nouvelle expérimentation littéraire après L'Après-midi d'un faune, côté science-fiction/techno-thriller cette fois.
Chi Ta-wei s'essaye à une narration à la deuxième personne du singulier pour démêler l'histoire d'un mandaté de l'Institution, une agence de contrôle indépendante chargée d'enquêter sur une nouvelle drogue surpuissante, le miroir noir, produite par une multinationale tentaculaire, la SM, adversaire d'une autre multinationale gigantesque, l'Empire.
Notre enquêteur se perd rapidement entre ses expériences personnelles et les délires de la drogue tandis que le narrateur tire sur les fils du récit pour dérouler une toute autre version de cette drôle d'infiltration policière où le héros n'est plus celui que l'on croit et où l'on croise des scientifiques mégalomaniaques, des manipulations génétiques autour de la reproduction humaine et des luttes d'influences à l'échelle galactique.
Encore une fois, le Taïwanais se sert de références culturelles évidentes (Blade Runner, la mythologie grecque…) pour servir un propos sur le corps et sur le statut des personnes homosexuelles. Si l'on creuse cette utopie queer (où les hommes peuvent se reproduire entre eux), on trouve autant d'écueils que de promesses car, comme l'avoue Chi Ta-wei lui-même : « il ne cessera jamais d'interroger le processus d'établissement de tout système. »
Dès lors, la nouvelle alterne les fulgurances à mi-chemin entre un rêve d'affranchissement des contraintes reproductives et une déstructuration complète de l'être sous l'influence d'une drogue qui bouleverse jusqu'à la langue de ses personnages.
Passionnant et radical, une nouvelle qui retourne le cerveau, assurément.

La comédie de la Sirène
Pour finir, La comédie de la Sirène revisite la version de Disney sous la plume d'un écrivaillon à la fois misogyne et féministe (!!).
Échoué sur une plage, un Prince se réveille et aperçoit à l'orée de son regard une magnifique créature aux seins envoûtants qu'il n'aura de cesse de chercher par la suite : la Sirène !
Celle-ci, impressionnée par cet étrange spécimen à deux jambes et sous le charme brut de l'humain endormi, sacrifie sa voix pour devenir une femme ordinaire capable de marcher sur la terre ferme. Malheureusement, seul un baiser pourra lui rendre la parole…et le Prince n'a rien d'un idéal !
Et si l'homme n'était pas la condition sine qua non de cette fable intemporelle ?
Chi Ta-Wei s'amuse avec l'archétype de la petite Sirène en même temps qu'avec la perception des choses que peut avoir son lecteur en faisant directement intervenir l'auteur supposé de ce classique revisitée !
Ainsi, La comédie de la Sirène est à la fois une vision crûment misogyne du mythe ET un joli pied de nez féministe à l'histoire originelle. Sans délaisser sa fascination débordante pour le corps et la chair (et ses infinies possibilités) de côté, l'auteur dérange et interroge avec malice, encore et encore.

Perles fascine et interpelle le lecteur. Auteur du corps, de la transformation, de la libération des moeurs et de la tolérance, Chi Ta-wei a l'art de construire des futurs radicalement originaux et inattendus où ses personnages se perdent et se retrouvent avec terreur et volupté. D'une humanité indéniable, voici un ouvrage différent et exotique au possible, un voyage brutalement dépaysant et envoûtant.
Lien : https://justaword.fr/perles-..
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