en fermant les yeux, je voyais mes parents, ma grand-mère, mes voisins : ils étaient tous morts et, ces nuits-là, je me prenais à penser que, de tout ce qu’ils avaient été, il ne resterait rien ; rien de leurs efforts, de leur héroïsme taiseux, de leur effort presque toujours impossible pour préserver leur dignité dans les années difficiles de l’après-guerre civile, de la répression politique et de la faim. Le pays avait pris d’autres voies, et c’était comme si ce que j’avais vécu dans ma petite enfance et qui m’avait aidé à être ce que j’étais n’avait jamais existé. Il était douloureux pour moi de me dire que le terrible apport de souffrance qu’avaient fourni ces gens n’avait servi à rien.
Les arrivistes des deux bords avaient pris le pouvoir dans la nouvelle Espagne et s’écrivaient, pour leur usage personnel, une histoire sur mesure. Les nouveaux venus – qui, pour la plupart, se dépêchaient de s’enrichir – ne connaissaient pas ce sentiment de culpabilité diffus qui marquait la vieille couche dominante, engraissée à l’ombre de la dictature. Ils montraient de l’éclat, de l’intelligence, de l’inconscience (ils semblaient ne pas même comprendre la place qu’ils occupaient, et qu’ils avaient entre les mains les mécanismes du pouvoir) et une naïveté hautaine.
(...) Pendant que j’écrivais La belle écriture, je voulais que mon roman fasse fonction de pile voltaïque, de réservoir de toute cette quantité d’énergie humaine, de souffrance accumulée pendant quarante longues années qui menaçait de s’éteindre. J’aspirais à créer un fonds de réserve littéraire où je pourrais sauvegarder – emmagasiner – une partie de la douleur de mes parents, le récit de leur effort devenant pour moi une unité de mesure qui allait me servir à calibrer la fausse légèreté des nouveaux temps qu’il nous était donné de vivre.
Quand j’ai écrit La buena letra (La belle écriture) – la voix d’une femme qui fait revivre son passé pour son fils, lequel a l’intention de raser l’inconfortable maison familiale puis de vendre le terrain –, j’aimais plaisanter en prétendant que c’était un roman contre le décret Boyer sur les loyers : je voulais simplement dire que c’était ma façon de réagir face à l’Espagne qui, à la fin des années quatre-vingt, enterrait précipitamment ses traits distinctifs – l’Espagne de l’Exposition internationale et des jeux Olympiques –, et où s’imposait le pragmatisme que résume cette phrase de facture postmaoïste prononcée par Felipe González : « Chat blanc, chat noir, peu importe, du moment qu’il chasse les souris » (je crois me rappeler que la phrase était de Deng Xiaoping).
Rafael Chirbes - Sur le Rivage .Rafael Chirbes - Sur le Rivage aux éditions Rivages. Traduit de l'espagnol par Denise Laroutis. Rentrée littéraire janvier 2015. http://www.mollat.com/livres/chirbes-rafael-sur-rivage-9782743629489.html Notes de Musique : ?Polarity? (by HE-LUX). Free Music Archive.