Ce livre restera pour moi comme un pont entre 2015 et 2016 et dans ma mémoire un pont jeté entre Orient et Occident et à sa parution entre tradition et modernité. Petit récit de 150 pages balancé en son milieu entre Etre et Avoir, les deux fortement imprégnés en filigrane d'un avoir tété omniprésent dans la narration. Et si ce n'est point l'été, ce souffle chaud exhalé du Maroc m'aura réchauffé le coeur.
Dans une famille aisée marocaine, fin des années trentes, deux frères vont s'unir pour sortir leur mère de son enfermement. La première partie, racontée par le plus jeune, est pleine d'humour avec l'apparition d'un magicien dans une boîte qui parle, poignante aussi, avec la découverte, à près de trente ans, des arbres, de l'herbe et d'un ruisseau durant cette première sortie hors de la maison. Après le départ du petit loustic pour la France, la seconde partie retraçant l'émancipation de cette femme et la conquête de sa liberté nous est narrée par Nagib, l'aîné, avec beaucoup de tendresse et en attirant aussi, avec autant de délicatesse, notre attention sur le déchirement du père vivant l'effondrement des traditions sur lesquelles il avait bâti sa vie.
Par une triple mise en parallèle de la sortie de la seconde guerre mondiale, de la sortie du Maroc du concordat sous la tutelle de la France et de la prise en main de sa propre destinée par cette mère admirable, Driss Chraïbi nous invite à nous interroger sur les efforts, risques et renoncements nécessaires pour acquérir notre affranchissement. Sous un faux ton de légèreté, passé la distanciation d'un humour très présent, au-delà même de l'amour filial il y a beaucoup de profondeur et une main tendue à trouver des réponses aux questions que nous devrions nous poser.
Ainsi devrait se terminer ma chronique dans le ton léger, loin de tout pathos, propre à ce petit livre plein d'humanité et de bon sens. Hélas ! Quelques barbus disséminés s'arrogent le droit par l'usage des armes de vouloir nous faire faire le chemin à l'envers et reconduire les femmes à l'enclos, sous le joug. L'Histoire nous prouve que les hommes apportent l'amer, alors que, depuis toujours, chaque femme porte la mère. Lisez ce livre, car l'hiver est en train d'arriver ! Au moins vous mesdames, lisez-le et exercez ce qu'il vous reste temporairement de liberté, car le sang qui a commencé à couler est le vôtre à n'en point douter et encore et toujours sans qu'ils ne vous aient rien demandé. De Barbarie, je me souviens que ma grand-mère, qui endura deux guerres mondiales, n'aimait rien d'autre que les figues...
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Livre très drôle dans sa première partie où la mère découvre peu à peu la civilisation grâce à ses deux fils. Il y a dans ce roman des scènes d'anthologie sur l'utilisation du téléphone, l'apparition de l'électricité dans la maison ainsi que du "génie" de la télé à qui elle porte un repas chaque soir, pensant que le monsieur de la télé le mange !
Dans la seconde partie du livre, c'est à une femme libérée et cultivée qu'on a à faire, mais une femme qui est aussi consciente de tout ce qu'elle a raté dans sa jeunesse. Très beau portrait d'une mère marocaine.
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Pourquoi n'avais-je jamais vu ce livre ? pourquoi ne l'ai-je découvert qu'au hasard du commentaire d'une copine. C'est une merveille, grâce à cette délicieuse dame qui donne tous les soirs à dîner...au magicien qui parle dans son poste de radio, qui utilise la cuisnière comme coffret à maquillage, qui trouve génial le système qu'on a inventé pour suspendre les fers à repasser par la prise et par le fil... Lu un bon quart du livre en me disant : "Mon Dieu, mon Dieu, faites qu'il ne finisse jamais. C'est trop bien"
Dommage, la seconde partie est plus convenue
Que tous ceux qui ne l'ont pas lu l'achètent immédiatement. C'est trop poétique, c'est trop beau...Nous aurions tous aimé avoir cette mère, nous aurions toutes voulu avoir ses fils
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Et ce faisant, elle soliloquait, fredonnait, riait comme une enfant heureuse qui n’était jamais sortie de l’adolescence frustre et pure et ne deviendrait jamais adulte, en dépit de n’importe quel événement – alors que, la porte franchie, l’Histoire des hommes et leurs civilisations muaient, faisaient craquer leurs carapaces, dans une jungle d’acier, de feu et de souffrances. Mais c’était le monde extérieur. Extérieur non à elle, mais à ce qu’elle était, mais à son rêve de pureté et de joie qu’elle poursuivait tenacement depuis l’enfance. C’est cela que j’ai puisé en elle, comme l’eau enchantée d’un puits très, très profond : l’absence totale d’angoisse ; la valeur de la patience ; l’amour de la vie chevillé dans l’âme.
Au revoir, monsieur. Désolée, mais vous comprenez ? Je veux la vie et non les aéroplanes. A la porte, Tolstoï ! S' écriait elle en lançant à la volée des volumes à la tranche dorée. Tu as écrit des choses merveilleuses sur l amour et les femmes, mais tu as été un tyran dans ta vie privée, j ai contrôlé. A la porte, ouste ! A la porte , les poètes arabes à la poésie de cendres! Vous m avez fait pleurer en chantant le romantisme et parce que je ne savais rien du monde. S' il en ainsi, si vos vers sont vrais, pourquoi diable notre société est elle malade ? Pourquoi a-t-elle cloîtré les femmes comme des bêtes, pourquoi les a-t-elle voilées, pourquoi leur a-t-elle coupé les ailes comme nulle part ailleurs ?
C’est ainsi que le « magicien » s’installa dans la maison et l’anima du matin au soir. Déclamant, chantant, criant, riant. Ma mère était persuadée qu’il s’agissait d’un être vivant, en chair et en os, une sorte d’érudit doublé d’un devin qui avait beaucoup voyagé, beaucoup appris et, tel Diogène, se cachait dans une caisse à l’abri des horreurs de ce monde.
Pa m’a dit :
– Prends la Bible, l’Ancien Testament, le Nouveau Testament. Prends le Talmud, le Coran, le Zohar, le livre des Hindous. Partout, dans toutes les religions, tu ne trouveras que des hommes. Pas une prophétesse, pas une seule envoyée de Dieu. Nous avons vécu avec cet ordre de choses depuis des siècles et nous n’avons pas eu à nous plaindre, nous, les hommes. Alors quand ta mère s’est mise un jour à remplacer les portes par les fenêtres, j’ai souri. Oui, j’ai souri devant tant d’enfantillage. Je me disais : c’est une mère de famille, mais elle est restée une enfant. Les enfants ont besoin de déverser leur trop plein d’énergie. […] Je me disais : ça lui passera. J’espérais même qu’elle ferait un faux pas, qu’elle se fourvoierait, qu’elle…[…] Or, rien ne lui est passé, elle a continué d’aller de l’avant et je n’ai pas eu à la consoler, à assumer mon rôle de protecteur comme je l’avais espéré. […] Non, mon fils, je n’ai pas eu à me consoler, comme tu dis. Mes yeux s’étaient ouverts, je m’étais brusquement rendu compte que ta mère était, à elle seule, la conscience d’un monde inconscient.
Ai-je dit que maman avait peur de qui que ce fût au monde ? Non, n'est-ce pas ! Elle n'avait pas peur non plus des mots. Derrière les mots, elle cherchait la vérité et, derrière l'altruisme, elle ne trouvait personne. Elle frappait comme un sourd à la porte des politiques : "Holà ! Il y a quelqu'un ?" On était obligé de lui ouvrir et, la porte ouverte, il fallait répondre à ses questions. Elle était capable de retourner les mots jusqu'aux entrailles, comme des peaux de lapins.
Driss Chraïbi au micro de José Pivin (1959 / France Culture). Production : José Pivin. Photographie : Driss Chraïbi © Stéphan Chraibi. Présentation des Nuits de France Culture : « Comment raconter son enfance au Maroc ? Driss Chraïbi, écrivain marocain de langue française, racontait au micro de José Pivin une partie de son enfance dans l'émission “Tous les plaisirs du jour sont dans la matinée”. Cet entretien a été diffusé pour la première fois le 14 novembre 1959 sur France II Régionale. L'entretien était illustré par des lectures d'extraits des œuvres de Driss Chraïbi. » Des extraits des romans de Driss Chraïbi, “L'Âne”, “Les Boucs”, “De tous les horizons” sont interprétés par Roger Coggio, François Darbon, Yves Péneau et Suzanne Michel.
Driss Chraïbi (en arabe : إدريس الشرايبي), né le 15 juillet 1926 à El Jadida, au Maroc, et mort le 1er avril 2007 à Crest, dans le département de Drôme, en France, est un écrivain marocain de langue française. Il a également participé à des émissions radiophoniques pour France Culture pour qui il a dirigé l'émission “Les Dramatiques” pendant 30 ans.
Connu pour son roman “Le Passé simple”, Driss Chraïbi aborde des thèmes variés dans son œuvre : colonialisme, racisme, condition de la femme, société de consommation, islam, Al-Andalus, Tiers monde, etc.
Il se fait connaître par ses deux premiers romans, “Le Passé simple” (1954) et “Les Boucs” (1955) d'une violence rare, et qui engendrent une grande polémique au Maroc, en lutte pour son indépendance.
“Le Passé simple” décrit la révolte d'un jeune homme entre la grande bourgeoisie marocaine et ses abus de pouvoir incarnés par son père, « le Seigneur », et la suprématie française dans un Maroc colonisé qui essentialise et restreint l'homme à ses origines. Le récit est organisé à la manière d'une réaction chimique. À travers la bataille introspective de ce roman par le protagoniste nommé Driss, le lecteur assiste à une critique vive du décalage entre l'islam idéal révélé dans le Coran et la pratique hypocrite de l'islam par la classe bourgeoise d'un Maroc des années 1950, de la condition de la femme musulmane en la personne de sa mère et de l'échec inévitable de l'intégration des Marocains dans la société française. Ce dernier point sera renforcé en 1979 dans la suite de ce livre, “Succession ouverte”, où le même protagoniste, rendu malade par la caste que représentent son statut et son identité d'immigré, se voit obligé de retourner à sa terre natale pour enterrer « le Seigneur », feu son père. C'est une critique plus douce, presque mélancolique, que propose cette fois Chraïbi, mettant en relief la nouvelle réalité française du protagoniste et la reconquête d'un Maroc quitté il y a si longtemps. “Succession ouverte” pose la question qui hantera l'écrivain jusqu'à ses derniers jours : « Cet homme était mes tenants et mes aboutissants. Aurons-nous un jour un autre avenir que notre passé ? » Question qu'il étend ensuite à l'ensemble du monde musulman.
Dans “Les Boucs”, l'auteur critique le rapport de la France avec ses immigrés, travailleurs exploités qu'il qualifie de « promus au sacrifice ». C'est le premier livre qui évoque dans un langage haché, cru, poignant, le sort fait par le pays des Lumières aux Nord-Africains.
Suivent deux romans épuisés aujourd'hui : “L'Âne”, dans le contexte des indépendances africaines, prédit avant tout le monde leur échec et les dictatures, « ce socialisme de flics ». “La Foule”, également épuisé, est une critique voilée du Général de Gaulle. Le héros est un imbécile qui arrive au pouvoir suprême, car, à son grand étonnement, la foule l'acclame dès qu'il ouvre la bouche.
Une page se tourne avec la mort de son père, Haj Fatmi Chraïbi, en 1957. L'écrivain, en exil en France, dépasse la révolte contre son père et établit un nouveau dialogue avec lui par-delà la tombe et l'océan dans “Succession ouverte”.
“La Civilisation, ma Mère!...” (1972) tente d'apporter une réponse aux interrogations de l'écrivain marocain. Le fils aide sa mère à se libérer du carcan de la société patriarcale et à trouver sa propre voie. C'est l'une des premières fois que la question de la femme est évoquée dans la littérature marocaine.
Sources : France Culture et Wikipedia
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