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Lorsque le dernier arbre », titre surprenant du canadien
Michael Christie, titre tronqué dont on devine immédiatement la suite, les mots pour finir la phrase ne sont pas nécessaires pour dire la lourde menace qui plane.
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Lorsque le dernier arbre » est bien une dystopie écologique de prime abord. C'est avant tout en réalité une belle histoire de famille canadienne sur quatre générations, une histoire narrée de façon originale car fondée sur une construction dendrologique, c'est-à-dire sur une construction arborescente, plus exactement en anneaux concentriques à l'image des anneaux que nous trouvons dans les troncs d'arbres permettant de déterminer leur âge (nombre d'anneaux) et les périodes de sécheresse ou de grande humidité (anneaux plus ou moins fins et resserrés), les cernes de croissance. le terme d'anticipation, anticipation légère même, serait plus approprié que celui de dystopie, pour qualifier ce livre.
« Chaque année de sa vie, cet arbre a augmenté son diamètre, élaborant un nouvel anneau de cambium pour enserrer l'anneau de croissance de l'année précédente. Ce qui fait mille deux cents couches de duramen, mille deux cents couches de « bois de coeur », lesquelles suffisent à propulser sa cime hérissée jusque dans les nuages ».
L'anneau le plus proche de l'écorce est l'année 2038, l'année sur laquelle débute le livre, période future post-apocalyptique dans laquelle nous faisons connaissance avec Jake, une jeune femme, dendrologue de profession (botaniste spécialiste des arbres), travaillant à Greenwood Island comme simple guide. le monde est presque entièrement dépourvu d'arbres et de forêts après le « Grand dépérissement », dérèglement climatique trop rapide pour que les arbres aient pu s'adapter, absence de vert, absence de couche protectrice sylvestre engendrant des orages de poussières, un monde quasi inhabitable. Les réfugiés climatiques sont nombreux, souffrant d'une maladie mortelle « la craqueuse » transformant la poussière dans les poumons en boue. « Seul ce qui est vert empêche à la terre et au ciel de s'intervertir ». Les personnes les plus riches, qui vivent désormais dans de luxueuses tours climatisées pour se protéger des nouvelles formes de tuberculose, peuvent venir en pèlerinage se ressourcer sur Greenwood Island au contact de la dernière forêt primaire du monde faire de pins d'Oregon et de séquoias géants. C'est une île cathédrale arboricole, préservée, où certains arbres ont près de mille deux cent ans.
« Il sont plus vieux que nos familles et que la plupart de nos noms. Plus vieux que nos formes actuelles de gouvernement, plus vieux même que certains de nos mythes et courants d'idées ».
Un des pèlerins s'avère être son ancien petit ami Selias. Devenu avocat il va lui révéler que cette ile boisée, « on ne peut plus verte et luxuriante. Où des pins d'Oregon chatouillent les nuages de leurs doigts gantés d'aiguille », est à elle, lui appartient.
Voilà comment démarre ce livre, puis, au fur et à mesure des chapitres, nous remontons le temps, comme si nous coupions l'arbre, abordant peu à peu les couches profondes, 2008, 1974, 1934 et 1908, coeur de cette famille, origine de l'histoire de Jake, là où tout a commencé pour enfin, au milieux du livre, repartir dans le sens du temps, 1934, 1974, 2004 et 2038. Les couches constitutives de l'arbre représentent les différentes générations de l'histoire familiale de Jake, son arbre généalogique. Les différents Greenwood qui se sont succédé avant elle. de façon parfois si improbable, anneaux de croissance successifs fragiles mais qui se maintiennent et s'imbriquent au point de former une famille. de manière inconsciente, chaque ancêtre a laissé son empreinte en Jake, dernière maillon de la chaine, comme les stries que nous voyons et sentons sur un morceau de bois, matériau vivant palpitant de sève qui lie les membres de la famille Greenwood davantage que le sang.
Le procédé narratif est donc une coupe longitudinale dans cet arbre familial afin d'en explorer les cernes et le coeur. Afin d'en saisir tous les mystères et les aspérités.
« Comme toutes les histoires, les familles ne naissent pas, elles sont inventées, bricolées avec de l'amour et des mensonges et rien d'autre ».
A noter que le rythme, l'écriture même je trouve, dans chacune des couches, est différent, bien distinct. Chaque cerne a en effet son rythme propre, son épaisseur, son style. Cette construction narrative est bien vu d'autant plus que les arbres sont bel et bien les éléments centraux du livre, les arbres dans lesquels on grandit, on se réfugie, on s'aime, on travaille, on s'enrichit, on meurt, grâce auxquels on vit tout simplement. Source de richesse lorsqu'ils abondent ou planche de salut lorsqu'ils se font rares, tous les protagonistes ont un lien profond avec les arbres.
Ce livre explique comment cette famille a marqué de son empreinte l'histoire, celle avec un grand H. La petite histoire dans la grande. La façon dont l'exploitation des arbres de certains membres a contribué, à leur échelle, à la déforestation et au drame à venir.
« le Canada est né d'une indifférence cruelle, vorace, envers la nature et les peuples autochtones. Nous sommes ceux qui arrachent à la Terre ses ressources les plus irremplaçables et les vendent pour pas cher à quiconque a trois sous en poche, et nous sommes prêts à recommencer le lendemain – telle pourrait être la devise des Greenwood et peut-être même du pays tout entier ».
Rôle de la transmission, vies en réfutation de celles qui les ont précédés, importance de l'acquis et de l'inné, protection du patrimoine naturel, respect ou destruction de la nature, les thèmes abordés sont vastes et subtiles.
Michael Christie surprend par son brio narratif. Nous avons là une épopée sur près de 130 ans qui nous tient en haleine. Une belle histoire flirtant avec le roman d'aventures, j'en veux pour preuve la cavale d'un vagabond avec un nourrisson à travers le pays qui n'est pas à piquer des hannetons. Une parabole écologique et avant toute chose humaniste.
« Qui est vraiment son fils, sinon un petit paquet de chair, de cellules et de tissus animés par la même énergie sacrée qui pousse un arbre à se dresser vers le soleil ? Non, son fils n'est pas qu'à elle. Il descend de bien des lignées. Ou, plus exactement, il descend de la grande lignée, l'unique lignée : il est né de la Terre et du cosmos et de toutes les merveilles vertes à qui nous devons la vie ».
Pourtant, ces nombreuses qualités n'ont pas suffi à me séduire totalement au point de mettre 5 étoiles : il se passe certes factuellement énormément de choses dans ce récit, une multitudes de rebondissements savamment articulés selon l'image d'un tronc d'arbre comme expliqué précédemment, oui l'art romanesque de
Michael Christie est brillant et l'ennui ne pointe jamais le bout de son nez, et cela est d'autant plus remarquable lorsqu'on pense qu'il s'agit de son premier roman ( !). Mais il manque, à mes yeux, le sublime poétique, ce petit quelque chose qui parfois arrête la lecture tant ce que nous lisons est beau au point de lever les yeux, de les fermer, dépassés que nous sommes par tant de beauté, il manque la pâte bien personnelle de l'auteur qui permet de voir à travers son âme. Cette histoire à la construction brillante est lisse, parfaite, mais pas assez de hauteur poétique a fini chez moi par nuire à la puissance incroyable de l'histoire. Pourtant l'auteur lui-même le dit dans son livre : « Si Harris aime tant la poésie, c'est pour cette façon qu'elle a de "prendre" dans sa tête comme du ciment, contrairement aux éphémères feux d'artifice des romans qui tissent d'interminables histoires sur des familles et des gens qu'il ne connaitra jamais ». Il manque cette petite touche poétique personnelle qui serait venue dépasser la succession d'événements, qui serait venue nourrir l'âme et embraser ce récit épique.
Un livre qui est néanmoins un rare et formidable moment de lecture, un roman phare en cette rentrée 2021, basé sur une construction brillante et originale ! Ce livre, je le vois en film, je ne serais pas étonnée de le voir adapter au cinéma dans quelques temps. Je lance le pari !