Cet ouvrage constitue un réquisitoire contre les pratiques touristiques actuelles. Petit ouvrage d'une centaine de page, mais qui n'a pas peur d'aller à l'essentiel tout en étant relativement exhaustif. Bien sûr le problème environnemental est largement abordé. Mais l'analyse du phénomène se fait également au niveau économique, sociologique, éthique, voire tout simplement humain.
Le tourisme est ici traité à travers les termes de mobilité ou d'hypermobilité, ce qui a l'avantage d'élargir le champ d'investigation. Si l'auteur semble adepte des mots en -isme (peu de phrases seront exonérées de mots savants...), cela reste accessible pour qui fait l'effort de s'en approprier la terminologie.
Les ravages du tourisme sont évidents. Pour autant, l'auteur met en garde : il y a bien une forme de mobilité qui serait « un renforcement appréciable de la liberté individuelle ». le cantonnement dans l'espace est effectivement une technique de contrôle. On parle ici de mobilité géographique mais aussi sociale.
Bien évidemment, le tourisme fut d'abord réservé à une aristocratie. C'est la thèse très étoffée du livre de Marc Boyer Histoire de
l'invention du tourisme, bien que
Rodolphe Christin ne le cite pas.
La première forme de mobilité massive s'avère indiscutablement liée au développement de la société industrielle. Elle est une contrainte, non un choix volontaire.
« En effet la mobilité s'inscrit dans l'essence du salariat, historiquement marqué par un déracinement initial qui amorça l'urbanisation des populations : le paysan des campagnes devint ouvrier salarié en ville, au prix d'un exil que provoqua le mouvement des enclosures en Angleterre… ». Suite à l'Enclosure Act , « la subsistance autonome, possible sur des terres communes, s'avéra impossible une fois ces terres privatisées et clôturées ».
Au XXième siècle, avec la conquête des congés payés, se pose la question de ce qu'on va faire de ce temps libre. L'accès des masses ouvrières aux loisirs ne manqua pas d'inquiéter la bourgeoisie qui tenait l'oisiveté pour la mère de tous les vices.
« L'arrivée des congés payés a très vite appelé de nouvelles formes de contrôle social. Il s'agissait d'orienter les énergies livrées à la vacance. C'est ainsi que les organisations syndicales, politiques et/ou religieuses se sont rapidement souciées d'organiser des activités éducatives… le temps libre devint donc très vite la proie de visées normatives ».
Comme dans les anciennes formes de tourisme (séjours en cure thermale -
Marc Boyer évoque ce point également), la thématique de santé restait prégnante. « L'un des premiers motifs du tourisme fut le souci de soi, non pas celui de l'autre ». Très mauvaise base pour aller soit-disant « à la rencontre de l'autre »...
L'auteur estime donc que les congés payés sont paradoxalement et en même temps une émancipation autant qu'un contrôle de plus.
« Au plan législatif, si les congés payés furent bien une avancée sociale, ils se sont aussi avérés une adaptation du capitalisme ayant favorisé son acceptation par les classes laborieuses. En réalité, l'articulation du salariat et des congés propices aux loisirs planta progressivement les fondations d'un mode de vie consubstantiel à la société de consommation. Dans un premier temps, les idéologues, religieux ou socialistes, ont canalisé cette liberté nouvelle de peur qu'elle ne s'égare, puis les entreprises capitalistes ont pris le relais au nom du profit associé à la promotion du divertissement ».
Pour revenir à nos touristes aristocrates, on soulignera que dans ces temps-là le voyage était une réelle aventure.
Tandis que dans nos sociétés ultra-sécurisées, « l'ici représente le désabusement, l'insatisfaction, voir la dépression ; l'ailleurs signifie l'espérance, le mieux vivre et l'aboutissement », la mobilité est perçue comme rendant possible cette espérance (
Encore une fois, mobilité géographique aussi bien que sociale). « La mobilité est devenue un facteur d'efficacité existentielle, une manière de remplir sa vie et de parvenir à ses fins ».
Pourtant le voyage moderne est ultra sécurisé. Il n'a plus qu'un lointain arrière-goût d'aventure. Mais, on s'y réfugie massivement bien que l'auteur rappelle que le tourisme ne concerne aujourd'hui
encore que 5 % de la population mondiale.
L'industrie touristique telle que nous la connaissons aujourd'hui ne cesse de déclarer son amour de la nature, de mettre en avant des paysages préservés, mais il paraît évident que « le tourisme se révèle écologiquement dévastateur... le tourisme détruit le monde qu'il déclare aimer ».
Le comportement du touriste n'est évidemment pas sans poser problème :
L'auteur se fend d'une belle pique contre l'individu consommateur que produit la société marchande : « un roi anonyme dont l'autorité se tient à la hauteur du pouvoir d'achat ». Combien de fois peut-on croiser ce genre de clients qui s'auto-érigent en clients-roi et qui se sentent d'autant plus habilités à le faire que leur compte en banque est garni ?
Le touriste est évidemment invité à ne circuler que dans les lieux de consommation prévus à son usage. (Le roman
Topaz de
Hakan Günday décrit implacablement le monde fermé d'un bazar à destination des touristes à Antalya. En échange d'un séjour tout compris bon marché dans cette ville de Turquie, les touristes sont fortement enjoints à faire le tour du Grand Bazar, où des vendeurs aguerris les attendent. Ce sont à peine quelques paroles, quelques négociations commerciales que le touriste échangera avec la population locale.
La neutralité et l'anonymat dont se pare le touriste moderne rendent impossible toute forme de convivialité.
« Dans un monde ainsi touristifié, il n'y a plus guère d'hospitalité possible à l'égard du voyageur. le tourisme organise la fin de la tradition d'accueil, ce don coutumier, parfois aléatoire, réservé à l'étranger. Il substitue à l'usage populaire une panoplie d'hébergements marchands plus adaptés aux besoins de consommation d'une clientèle régulière ».
On évoquera ces innombrables résidences et parcs entièrement sécurisés par des grilles. Très vite est apparue la nécessité d'« insulariser les pratiques touristiques » dans le but de séparer les flux des visiteurs des flux indigènes. Ici l'auteur fait clairement référence au concept de sociétés vernaculaires formulé par Ivan Illitch. Société où l'économie de subsistance s'oppose à l'économie de marché, où la solidarité du groupe domine face à l'individualisme exacerbé des sociétés occidentales, où les valeurs humaines sont préservées contre l'utilitarisme irraisonné.
Paradoxalement, alors que, bien souvent, ce sont ces valeurs que les touristes espèrent trouver (un monde plus sain, plus solidaire, plus fraternel, dans un environnement préservé des affres de la logique marchande...), les infrastructures touristiques spécialement aménagées les en détourne totalement. L'industrie touristique « réduit le monde vernaculaire au rang de simple décor ». La mobilité obéit dorénavant au conformisme de la consommation du monde.
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