- "La pitié a toujours été un luxe," continua-t-il. "Tout va très bien quand on assiste à la tragédie à une distance confortable... quand on la regarde installé dans son siège dans une salle de cinéma. Mais c'est différent quand elle est sur le pas de votre porte... de toutes les portes."
"En un sens, j'ai le sentiment que ce serait plus juste que le virus gagne. Depuis des années maintenant, nous traitons la terre comme si elle était une gigantesque tirelire à dévaliser jusqu'au dernier sou. Alors que la terre, après tout, est la vie elle-même."
- Nous sommes là assis devant le feu, le coeur en paix et le ventre plein. On a du mal à concevoir un avenir où ces choses ne nous seraient plus données.
-"On peut se serrer la ceinture..."
-"Une ceinture serrée a l'air ridicule sur un squelette !"
-"Nous sommes une race douée," affirma Roger. "Nous avons su tirer parti du charbon et du pétrole, et, au moment où ils s'épuisent, nous sommes déjà prêts à passer à l'énergie nucléaire. Les progrès accomplis par l'Homme depuis cent ans font rêver. Si j'étais un Martien, je parierais à mille contre un qu'une petite chose telle qu'un virus ne pourra pas être plus forte que nous.
Vous pensez que Hong Kong va tomber ?
— Mais ces gens sont en train de mourir de faim, maintenant !
— Ils ont droit à notre plus profonde sympathie.
La mort est toujours la même, qu’elle survienne pour une ou pour cent mille personnes !
- Exactement ! Maintenant, si la loi de l'État disparaît, que reste-t-il ?
John dit en pesant ses mots :
- La loi du groupe... pour assurer la protection de celui-ci.
- Et de la famille ?
- À l'intérieur du groupe. Les besoins du groupe viennent en premier.
- Et le chef de la famille ? Milicient éclata d'un rire nerveux, presque hystérique. Amuse-toi ma belle, continua Pierrie. J'aime te voir de bonne humeur. Eh bien, John ? L'homme est le chef de son groupe familial, nous sommes bien d'accord ?
Il n'y avait qu'un but vers lequel pouvait mener cette logique implacable et démentielle. John répondit.
- Oui, à l'intérieur du groupe. Il se tut pendant un instant. C'est moi qui commande, ici. Je vous rappelle que c'est moi qui ai le dernier mot.
Il eut l'impression que Pierrie souriait, mais il était difficile d'en être sûr, au clair de lune. Pierrie répondit :
- C'est ça qui a le dernier mot. Il tapa sur la crosse de son fusil. Je peux, si j'en ai envie, détruire le groupe. Je suis un mari à qui on a fait du tord. John... Jaloux ou fier, peu importe. Je suis décidé à faire valoir mes droits. J'espère que vous n'y ferez pas d'obstacle, car je n'aimerais pas être obligé de m'opposer à vous. Alors, m'accordez-vous mes droits ?
Milicient s'écria :
- Non, John, arrêtez-le. Il ne peut pas se conduire comme ça... c'est inhumain. Pierry, je te le promets de...
- De cesser de vivre sur le coup de minuit, coupa Pierrie. et sans douleur. Citation de Shakespeare. Même un homme comme moi a des lettres. Alors, John, est-ce que je peux dispo-ser de mes droits ?
- Je préfère penser que c'est un train fantôme. Je réfléchissais en fait à une chose : tu crois qu'il s'écoulerait combien de temps que les voies ferrées cessent d'être identifiables ? Vingt ans ? Trente ans ? Et combien de temps les gens se rappelleront-ils qu'ils existaient autrefois des choses qu'on appelait les trains ? Est-ce que nous raconterons des contes de fées à nos arrières-petits-enfants en leur parlant des mons-tres de métal qui avalaient du charbon et vomissaient de la
fumée ? dit Roger.
- Va dormir, lui conseilla John. On a bien le temps de songer à nos arrière-petits-enfants.
- Les fantômes, dit encore Roger. Je vois des fantômes tout autour de moi cette nuit. Ceux de mes lointains descendants, le corps et le visage peinturlurés et vêtus de peaux de bêtes.
Sans répondre, John gravit le talus qui marquait la berge de la rivière pour aller prendre son poste près de la voie ferrées. Quand il se retourna pour jeter un regard en arrière, Roger était couché et apparemment endormi.