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Critique de Pingouin


L'inconvénient d'être né m'a permis la découverte de cet écrivain, les Syllogismes de l'amertume m'offre l'opportunité de la prolonger ; et c'est peu de dire qu'elle ne change pas de trajectoire. J'avais en effet découvert des sujets graves traités avec légèreté, la légèreté d'un style que l'on sent constitué de tout ce que l'esprit qui le produit a pu côtoyer - comme n'importe quel style en somme. Il faut vraiment le lire pour s'en rendre compte, l'écriture aphoristique participe naturellement à l'originalité, nonobstant son ancienneté littéraire ; mais ce qui nous pousse à tourner les pages serait je pense davantage cette plume unique qui sait alléger le plus lourd comme alourdir le plus léger.


Lire Cioran, c'est se confronter à ce qui existe de plus noir en l'homme, enrobé d'une sensibilité stylistique faisant tout passer avec bonheur ; c'est côtoyer des vieux qui n'attendent que la mort, des fous, des alcooliques, des malades, des morts. Mais rien de tout ça ne nous abat, au contraire, chaque rencontre est menée avec une telle virtuosité que son auteur peut décider du moindre de nos aboutissements émotionnels, je le dis et l'assume : Cioran sait faire rire avec le nazisme et pleurer avec la joie - vous excuserez cette froideur de « la joie » cependant que j'ai clairement nommé une source de tristesse, mais celle-ci me semble beaucoup plus subjective alors que le nazisme mettra tout le monde d'accord, le monde sensé à tout le moins. Et non pas parce qu'il encense l'un et dénigre l'autre, mais parce qu'il en parle d'une manière tout à fait inattendue et inédit. Lorsqu'il affirme que l'Europe n'a eu que le monstre qu'elle méritait en enfantant Hitler et que ce dernier a entrepris la dernière initiative de l'Occident, il est évident qu'il ne regrette pas un tel homme, mais qu'il accepte simplement l'histoire comme elle se présente, la fatalité avec. L'ampleur d'un tel propos s'accompagne de lourdeur dans l'évocation de n'importe quel esprit qui s'y frotte - Cioran vous le rendra léger.
Il ne faut pas s'attaquer à cette découverte en s'attendant à une révolution philosophique, point de démonstration ou d'argumentation dans cet ouvrage : la philosophie de Cioran est ce qu'elle est, l'influence de grands penseurs s'y fait clairement sentir quand il ne les cite pas clairement, mais il ne cherchera pas à vous l'inculquer. Il dira qu'il n'a jamais érigé de système car il aurait trop souffert d'avoir à renoncer à ses contradictions, celle d'encenser le suicide toutes les 10 pages, mais de n'avoir jamais cessé de se l'interdire d'abord, de jouir de la vie ensuite, et de le déconseiller à tous ceux qui lui en parlaient enfin, par exemple. Lisons donc ces créations pour ce qu'elles sont : des monuments de style fortement teintés de philosophie. Je serais tenté de dire qu'il est un poète-philosophe, mais ça ne tient bien sûr qu'à moi, Nietzsche peut également être considéré ainsi et bien que Cioran s'y soit souvent confronté, le lisant puis le citant dans ses écrits, il ne me viendrait pas à l'idée de comparer leur deux façons d'aborder cette puissante discipline qu'est la philosophie ; ce terme trouve donc bien vite ses limites et ne convient pas je pense à un être fier de ses contradictions et impossible à placer dans une quelconque case - j'ai d'ailleurs regardé une excellente interview de lui dans laquelle le journaliste énumère toutes ces cases dans lesquelles on a tenté de le fourrer, « athée », « nihiliste », « pessimiste », pour n'en citer que quelques unes, et où, après chacune de ces propositions, on le voit secouer la tête, refusant d'entrer dans la moindre de ces catégories. Cioran échappe à toute étiquette, comme pour mieux s'attaquer à tout et tous, au détour d'un aphorisme.
Loin de m'accabler, lire Cioran me permet justement d'évacuer ce qui teinte de noir mon existence, comme un exutoire, une surcharge de noirceur qui provoque l'oubli de celle qui s'exerce en moi. Victor Hugo, dans Notre-Dame de Paris, compare le coeur humain à une éponge, dès lors qu'elle est pleine - de malheur s'entend -, un océan aurait beau passer dessus, il n'y peut plus rentrer une goutte ; c'est ainsi que je décrirais cette expérience, chaque page remplira cette éponge à ras bord, refermer le livre la videra, aussi étrange que cela puisse paraître. Loin de moi l'idée de me réclamer d'une réalité objective, peut-être assisterez vous à un tout autre ressenti à la découverte de ces écrits.


Ce n'est donc que son deuxième ouvrage que j'abordai, mais j'ai l'impression que je ne serai jamais déçu avec Cioran, cette écriture sous la forme de l'aphorisme permettant d'égaliser le talent et de le faire surgir sous sa forme véritable, quoiqu'il ait pu lui arriver dans les quelques lignes précédentes. En d'autre mot, si un aphorisme déçoit - c'est l'affaire de quelques phrases -, le suivant devrait vous satisfaire ; puisque : autant, le talentueux qui se lance dans un roman inintéressant ne saura jamais s'extirper de son roman, son intrigue, ses prétentions, ses personnages - de la même manière que le non-talentueux peut inverser le sujet d'ailleurs ; autant les nombreux aphorismes qui composent un de ses livres sont extrêmement courts, et peuvent, selon cette phrase qui se prolonge et se forme sous vos yeux, être considérés comme plein de petits romans, l'un peut être mauvais, le suivant aussi, mais les trois autres seront bons, en refermant le livre, c'est le talent général qui aura parlé. le plus grand romancier peut avoir enfanté de mauvais romans, mais au crépuscule de sa vie, ce sont ses bons romans, son talent, qui feront de lui un grand romancier ; ainsi va de chaque livre de Cioran, voyez-le comme l'oeuvre de toute une vie, chaque aphorisme représentant un roman - et le romancier est talentueux. L'analogie se prolonge plus qu'elle ne devrait, cela étant, ne considérez surtout pas Cioran comme un romancier s'il vous plaît, elle n'a été faite que pour exprimer plus clairement - j'accepterai les moqueries sur ce dernier terme - une pensée, pas pour refléter la réalité.
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